Au milieu des oiseaux

Je ne sentais plus mes pieds, ma tête était lourde, j’avais la gorge sèche et cet étrange goût dans la bouche. Mon pied se prit dans une dalle et je chutai au sol. Mon genou était en sang mais je me relevai et continuai à courir jusqu’à n’en plus pouvoir. Je m’étais fait la promesse de ne pas m’arrêter, de continuer jusqu’à m’envoler. M’envoler aussi haut que je le pourrais, au milieu des oiseaux, là où tout est si calme, si pacifique, où il n’y a ni conflit ni injustice. Là où tout le monde est libre de faire ce qu’il souhaite. C’est là, c’est exactement dans cet endroit que je voulais m’enfuir. Pour ne plus avoir affaire à la cruauté de ce monde, à cette injustice qui me rendait malade et me faisait tant souffrir. Je chutai une nouvelle fois et m’assommai contre le pavé encore humide de la dernière averse… Je sentis alors les menottes m’enlacer les poignets, puis, le noir complet.

J’ouvris  mes yeux encore bouffis et, la bouche pâteuse, observai ce qui m’entourait. J’étais dans une position inconfortable sur ce qui me semblait être un lit. La pièce dans laquelle je me trouvais était plongée dans le noir. L’odeur qui y régnait était écœurante : un mélange de médicaments, de transpiration et d’humidité. Je me trouvais peut-être dans le sous-sol ou à l’arrière d’un bâtiment, ou encore dans une prison…Je ne savais pas, je l’ignorais, tout cela m’échappait. Je repensais à Hassan, à ses grands yeux noirs et innocents, à ses lèvres charnues, à ses tendres baisers, à ce soir où nous n’aurions jamais dû nous retrouver. Hassan avait insisté la veille, pour que l’on passe un peu de temps ensemble, avant qu’il ne parte étudier en France. J’avais tenu bon – il ne fallait pas qu’on se voie trop régulièrement, au risque que l’on nous remarque – jusqu’à ce qu’il me fasse ses yeux doux, alors là, j’avais cédé et nous nous étions donc retrouvés le lendemain soir, au pied de cet oranger. Il était là, grand et beau. Je l’avais enlacé de mes bras, puis nous avions entendu au loin : « Ils sont là, regardez ! ». Trois hommes plus âgés nous avaient alors poursuivis, trois hommes dont mon frère, ce traître à qui j’avais cru bon de confier ma relation avec Hassan. J’avais jeté un dernier regard amoureux à Hassan et avais couru tout ce que je pouvais. Durant toute la nuit je n’avais cessé de courir et à l’aube, j’avais eu la malheureuse idée de m’arrêter derrière des poubelles, en plein centre ville. C’est à cet endroit que les policiers avaient réussi à me rattraper. Je me trouvais dans cet endroit maudit, dans mon pays où la vie n’est qu’interdictions et obligations : le Pakistan.

Je me demandais où pouvait bien se trouver mon bien-aimé, il devait être loin, entre les mains d’autres policiers, ou bien y avait-t-il échappé ? Me perdant dans mes pensées, je n’entendis pas la porte s’ouvrir. Un homme entra dans la pièce. Il était grand et semblait avoir une cinquantaine d’années. Il s’avança vers moi, un papier à la main, et m’annonça :

« Bon, tu vas répondre à toutes mes questions sans discuter. »

Et il continua sans attendre ma réponse :

« Ton âge ? demanda-t-il avant de s’interrompre. Euh, déjà le procès aura lieu demain à la première heure »

Tout se bouscula soudainement dans ma tête…Une procès, avais-je bien entendu ? Mais de quoi m’accusait-on ? Qu’avais-je bien pu commettre ? Ma tête se remplit de questionnements ….Je décidai alors d’essayer de me replonger dans mes pensées afin d’éviter que ma tête n’explose, mais en vain. Je ne parvins pas à me tirer cette idée de l’esprit. Un procès, cela semblait grave. Je me demandais ce qu’il en adviendrait. Ma mère était-elle au courant ? Et ma sœur ?

Le procès eut lieu le lendemain, comme convenu. Ma mère se trouvait au premier rang. Qui l’avait prévenue ? Que devait-elle penser de moi, elle qui avait mené une vie exemplaire aux yeux de son pays ? Le dos voûté, en larmes, elle semblait effondrée. Ma sœur, elle, ne me montra même pas son visage. Mon frère ne s’était pas donné la peine de venir. Était-il rongé par la culpabilité de sa trahison ou son absence signifiait-elle son indifférence ? Pendant les deux heures que dura le procès, mon cœur resta vide d’émotions et aucune expression ne s’afficha sur mon visage, je ne pensais à rien et avais la bizarre sensation de vivre quelque chose d’irréel. Je rêvais peut-être ? De loin, des voix me parvenaient. Elles parlaient de vices, d’atteinte à la morale publique, d’honneur bafoué, de délit. Mon rêve ou plutôt mon cauchemar était bien réel et la sentence de ce procès finit par tomber…Je devais mourir. Mourir. Lorsque je l’appris, mon cœur s’emballa et la tête me tourna, l’air me manqua et je crus m’évanouir. Après ce moment de sidération, je réalisai que jamais plus je n’allais revoir ces êtres chers, ma mère, ma sœur, Hassan, qui donnaient un sens à ma vie et me faisaient aller de l’avant. J’allais mourir misérablement, par un coup de pistolet ou par une injection létale, et mon image s’effacerait peu à peu des mémoires. Je n’arrivais pas à me faire à l’idée que je n’allais plus exister. Je réfléchis à tout cela durant des heures, espérant trouver, ne serait-ce qu’une toute petite idée positive, mais je me raisonnai : la mort n’a rien de positif, rien. Ôter la vie d’un homme est un acte des plus barbares et ignobles qui soient. Personne, quoi qu’il ait commis, ne mérite d’être tué.

La semaine suivante, je subis un tas d’interrogatoires et d’autres supplices. Je devais me préparer à la mort. Toutes les nuits je laissais couler ces larmes qui rugissaient en moi, toute cette colère, cette incompréhension. Je n’en pouvais plus, tout simplement. Je ne pouvais pas y croire, je ne pouvais pas me dire que j’allais quitter ce monde. Peut-être bien que parfois, cette idée me soulageait quoique cela paraisse étrange. Je me disais qu’au moins, je n’allais plus subir toutes ces souffrances et que j’allais enfin trouver un peu de paix.

J’allais peut-être enfin pouvoir être moi-même. Car oui, j’avais maintenant compris de quoi on m’accusait, après beaucoup de réflexion. Je compris que l’on ne me condamnait pas parce que j’avais volé ou tué. Mais parce que j’avais commis un crime : le crime d’être un homme et d’en aimer un autre.