Je suis tiré du sommeil par les premières lueurs de l’aube, il doit être cinq heures du matin. L’air est déjà chaud et humide, la journée va être rude.
« Masa, Masa! crie mon petit frère en me secouant violemment. Réveille-toi, on va encore être en retard et se faire punir! »
Je lui réponds par un grognement. Comment peut-il avoir autant d’énergie avec tous les efforts que l’on a dû fournir ces derniers temps ?
En essayant de ne pas tirer ma mère de son sommeil si léger, je sors dehors avec Moyo, mon frère. Je lui fais la surprise d’un beignet typique de chez nous, le mikate, que j’ai acheté la veille à l’épicerie. Il me saute au cou, en risquant de me faire perdre l’équilibre. Généralement, je n’ai pas assez d’argent pour lui offrir quoi que ce soit. Exceptionnellement, ma mère m’a fait cadeau de quelques francs. Je crois qu’elle s’en veut de nous laisser travailler à la mine.
Une heure s’est déjà écoulée, il ne reste donc plus que trente minutes de marche avant d’arriver à la mine. Nous sommes loin de notre ville Kolwezi.
Soudain des bribes, non, des flashs me reviennent et m’éblouissent. Les souvenirs sombres de mon existence défilent dans ma tête « Amanie… mon papa…effondrement… ». Cette simple pensée me glace le sang.
Une voix me tire brusquement de mes rêveries. C’est mon ami, Elikya, qui m’appelle. Lui n’a pas le même air goguenard que les autres enfants riches ; il est généreux, tout en restant à l’écoute de mes problèmes.
« Masa, tu viens jouer du piano à la maison tout à l’heure ? Emmène ton frère si tu veux. »
Malheureusement, il comprend tout de suite, voyant mon signe de tête, que cela est impossible.
« J’adorerais vraiment, mais je ne peux pas, tu le sais…
-Tu as un vrai don ! Et si tu trouvais plus de temps pour t’entraîner, tu pourrais devenir un grand pianiste, je t’aiderai si tu veux !
– Oui, mais il y a la mine …je suis obligé de travailler. Tu sais le morceau que tu jouais l’autre jour, j’aimerais voir la partition.
– Amawole ?
– Oui ! et je te promets que je ferai tout pour venir m’entraîner !
– D’accord, je viendrai te l’apporter à la mine A bientôt ! »
Je repars alors avec Moyo, aussi vite que possible. Trop de retard a déjà été pris. Je savais qu’Elikya, était prêt à tout pour développer mon talent.
Tout juste arrivés à la mine de Kasulo, un des directeurs asiatiques, dont le nom est imprononçable, soulève mon frère par le col et le pousse violemment en avant. Mon frère tombe à genoux. Deux hommes chargés de nous surveiller me saisissent par les épaules, m’empêchant de le rejoindre.
« Toi, petit, descends dans ce trou et ne reviens pas avant d’avoir rempli ce seau de cobalt » dit le directeur en lui jetant à la figure le récipient.
Je hurle intérieurement, le scénario va se reproduire. Moyo me lance un regard plein d’effroi, il sait les risques qu’il encourt.
Contre mon gré, je me mets au travail, la peur au ventre et des cauchemars plein la tête. Les heures passent, chassant peu àpeu mes pensées sombres. Cela fait déjà des heures que je travaille dans une galerie sombre et étroite, que je frappe inlassablement la roche avec ma pioche. Mais mes bras sont si fatigués qu’à chaque coup j’ai l’impression que je vais la lâcher. Je me sens faible, très faible. L’air poussiéreux autour de moi m’empêche de respirer et me pique les yeux. Je connais bien ces sensations, je les éprouve tous les jours mais jamais je n’ai jamais réussi à m’y habituer.
Soudain : un bruit sourd, un cri. Tout devient flou. Je me mets à courir, je ne veux pas réfléchir, je ne veux pas l’imaginer. Pourtant, le tunnel, ce trou maudit, s’est bel et bien effondré, condamnant mon frère au même sort que mon père. Paniqué, le souffle haletant, je me mets à genoux. Je sens mon cœur qui palpite tandis que mes ongles raclent l’amas de pierres devant moi, dégageant quelques minuscules centimètres de cette barrière qui me sépare de mon frère. Un homme, un enfant, je ne sais même pas, me tend une pioche. La rage décuple mes forces et par à-coups réguliers, je fracasse le mur de roche devant moi. Soudain, la pioche rencontre un creux, une minuscule ouverture s’est créée devant moi. A grands coups de pioche, je dégage cette ouverture et je m’y jette tête baissée, sans même écouter les recommandations qui fusent dans mon dos. Péniblement, je rampe dans ce tunnel beaucoup trop étroit pour moi, mes vêtements s’arrachent contre la roche. Au loin devant moi, j’entends un cri. J’accélère encore. Après plusieurs minutes de cette progression laborieuse, j’aperçois Moyo, roulé en boule. Je me jette à ses côtés et le prends dans mes bras. Il a l’air terrorisé. Le temps presse, des bruits sourds se font entendre et nous ne sommes pas à l’abri d’un nouvel effondrement. Je redresse mon frère et le pousse en avant, le priant d’avancer aussi vite qu’il le peut. Les grognements de la roche se font de plus en plus insistants autour de nous. Lentement, on avance dans le noir le plus complet. Puis peu à peu devant nous réapparaît la lueur du jour, quand la roche commence àvibrer. Rapidement, on atteint l’entrée du tunnel. Je soulève Moyo pour le sortir du trou et je m’en extirpe péniblement sous les applaudissements des enfants de la mine, vite réprimés par les gardes.
Je nous crois sortis d’affaire quand devant moi une silhouette se dresse : c’est le directeur de la mine.
« Eh toi, me dit-il, tu n’aurais pas oublié le seau de cobalt ? »
Heureusement, malgré ma précipitation j’ai pensé à le rapporter. Je penche mon buste dans le trou et je m’apprête à en sortir le récipient, lorsque d’intenses vibrations se font ressentir autour de moi. Sans même avoir le temps de comprendre ce qu’il m’arrive, je sens un amas de roches s’écrouler et ensevelir le haut de mon corps. Je suis coincé. Autour de moi j’entends des cris, des pleurs noyés par le vacarme assourdissant de pluies de roches. Partout dans la mine, l’enfer se propage.
Je sens la douleur irradier dans le bas de mon corps, je ne peux plus bouger les jambes. Autour de moi l’air se fait plus rare , il faut que je sorte de là et vite. Je gratte avec mes ongles le mélange de pierre et de terre qui me recouvre et je dégage un chemin vers la surface. Alors que je m’acharne corps et âme dans cette pénible et longue tâche, je pense à ma famille à ce qu’elle va devenir si je ne peux plus marcher, je ne pourrai plus l’aider, je serai juste une charge de plus pour ma mère. Ne serait-ce pas plus simple de mourir ici dans ce trou ? Un sentiment de rage s’empare de moi contre les dirigeants de la mine contre les Européens et les Américains qui veulent toujours et encore plus de cobalt, et toujours et encore moins cher !
Un courant d’air qui traverse la roche, me tire subitement de mes sombres pensées. Je me reprends et j’accélère mes mouvements. Très vite, je suis ébloui par la lumière. Péniblement, je me hisse à la surface. Autour de moi, tout est désert. Il règne un silence de mort. Puis je distingue avec effarement sous des énormes blocs de pierre comme perdue dans ce monde hostile une partition empoussiérée.
Quelques notes de musique égarées…
Quelques notes de musique bâillonnées…