Si j’étais libre

Nouvelle écrite par Joelma Costa De Souza et Thaïs Fumey du Collège des Louataux de Champagnole (39)

Thème : « Les Roms »

 

26 août 1941

Cher journal,

Cela fait maintenant plus d’un an que nous n’avons plus le droit de voyager et que nous sommes en permanence surveillés par la police. Ici, au camp, je passe la plupart de mes journées avec Dereck. Je l’aime tu sais. J’adore regarder ses grands yeux noirs quand il caresse mes cheveux blonds. D’ailleurs, il paraît que je suis la seule tsigane blonde. Je n’ai jamais vraiment vu mes yeux car le seul miroir dans ma roulotte est fendu et un peu sale. Mon père m’a toujours dit qu’ils étaient aussi bleus et aussi beaux que le ciel. Max, mon petit frère, vient d’avoir sept ans. On a fêté son anniversaire une nuit autour du feu. Dereck jouait de la guitare pendant que je chantais des chants traditionnels gitans. Tous les autres dansaient autour des flammes. La fête n’a pas duré longtemps. Au bout de deux heures la police est venue. Lana, ma meilleure amie, a emmené mon frère dans sa roulotte. Elle lui a joué « joyeux anniversaire » sur son accordéon et il s’est endormi.

 

10 octobre 1941

Cher Journal,

Ça fait un mois que je n’ai rien écrit. Mais qu’est-ce que je pouvais dire ? Chaque jour  ressemblait aux autres. On ne pouvait pas sortir sans montrer nos carnets anthropométriques. Certains d’entre nous étaient utilisés pour travailler dans la forêt et ils n’étaient jamais payés. Les policiers nous menaçaient de toutes les façons possibles. J’en ai même entendu un dire qu’il faudrait nous stériliser ! Comme tu l’as sans doute remarqué, j’ai écrit au passé. Tout cela est terminé. C’est encore pire maintenant. Il y a à peine trois heures, Dereck et moi étions sur la banquette de notre roulotte lorsqu’un coup de feu retentit. Tous les deux, nous nous sommes précipités dehors. La police était là. Ils brûlaient nos caravanes et forçaient les gitans à s’entasser dans des camions. J’ai pris la main de Dereck et nous avons couru ensemble chercher Max. Je ne pensais qu’à fuir loin d’ici.

 

 

11 octobre 1941

Cher Journal,

Tu es la seule chose que j’ai réussi à récupérer avant que ma roulotte ne brûle. La police a emmené mon père et Lana. Max, lui, est avec moi en ce moment et Dereck aussi. Je ne t’ai pas raconté tout ce qui s’est passé hier. Je crois qu’avant de l’écrire, j’attendais d’avoir les idées plus claires. Alors voilà : Dereck et moi, nous courions pour aller chercher Max. Un policier nous suivait, armé d’un fusil. Il nous visait mais un  homme a pris le fusil et l’a changé de direction. On entendit un coup de feu. L’homme à qui je devais la vie tomba. J’eus le temps d’apercevoir dans ses yeux une brève lueur. Non, pas une lueur, plutôt un sentiment. Le sentiment d’être libre, libre de quitter ce monde dans lequel il n’a jamais été accepté pour ce qu’il était vraiment.

Un gitan. Une fois Max récupéré, nous sommes allés jusqu’à la rivière pour avoir de l’eau et dormir. Dereck m’a promis que le lendemain nous irions en ville essayer de comprendre ce qui s’est passé.

 

12 octobre 1941

Cher journal,

Nous sommes partis tôt ce matin et nous avons laissé Max dans une petite grotte. Nous reviendrons le chercher quand nous aurons trouvé où dormir. La ville était déserte hormis quelques gendarmes qui sillonnaient la ville à  la recherche de tsiganes. Il y avait aussi une vieille dame qui marchait avec une canne. Comme Dereck a vu que je m’avançais  vers elle, il m’a retenue par le bras et m’a dit : « Arrête, elle va nous dénoncer. » Je lui ai répondu qu’à choisir entre des policiers armés de révolvers et une mamie avec une canne, je choisissais sans hésiter la grand-mère. Une fois arrivé devant elle, Dereck a ouvert la bouche pour entamer la conversation mais avant qu’il puisse dire quoi que ce soit, elle nous a fait signe de nous taire et de la suivre, nous a  tourné le dos et s’est en allée. J’ai tiré Dereck par la manche et nous l’avons suivie jusqu’à un quartier abandonné où il n’y avait aucun policier.

«  Ici on peut parler, nous dit elle, je sais qui vous êtes et ce qui est arrivé aux autres tsiganes. Sachez que je suis contre tout ça et que je peux vous aider.

– Où sont-ils ? s’est exclamé Dereck-

– Je m’appelle Meredith, vous pouvez venir quelques jours chez moi, continua-elle en sortant un stylo pour écrire son adresse sur ma main. Je n’ai pas beaucoup d’informations sur ce qui est fait aux tsiganes mais mon neveu est en ce moment en train de chercher où la police les détient. On dit qu’ils emmènent les nomades vers l’est, peut être en Allemagne. Il paraît qu’ils les enferment dans des camps. Certains disent qu’ils se font tuer, comme les juifs et les infirmes. »

Le silence se fit. Je me suis écroulée par terre. Dereck lui ne bougeait plus, son visage était livide. Lentement, je me suis  levée. Mon visage était recouvert de larmes. Mais pas de tristesse, de rage. J’ai serré les poings et dit à Meredith que nous la rejoindrions chez elle. Il fallait d’abord que nous allions chercher Max.

«  Ils sont à Vénissieux. » C’étaient les paroles de Max. Il avait entendu deux policiers en parler et il  s’était caché pour les écouter. Une fois arrivés devant la maison de Meredith, nous n’en crûmes pas nos yeux. L’endroit était immense. La maison devait dater du 18ème siècle et il y avait tellement de fenêtres que je n’arrivais pas à les compter. Le jardin était magnifique avec tous ces arbres aux feuilles rougeoyantes de l’automne. Au milieu, il y avait une fontaine où l’eau coulait en cascade le long de plusieurs étages. Meredith nous fit entrer et nous envoya nous laver et nous changer.

 

14 octobre 1941

Cher journal,

Quand je me suis réveillée, Dereck était déjà levé. Meredith m’a dit la veille de prendre la robe que je voulais dans l’armoire de sa petite fille qui a dix-sept ans tout comme moi et qui fait à peu près la même taille. J’ai choisi une robe noire qui descend un peu en-dessous des genoux avec les épaules et les manches en dentelles.

Meredith nous a expliqué que Vénissieux était un camp de rassemblement pour les tsiganes avant qu’on les déporte en Allemagne. C’est son neveu qui a découvert ça. Il s’appelle Pierre. Demain, il va nous aider à libérer mon père et Lana.

J’ai l’impression qu’aujourd’hui est un jour hors du temps. Comme une pause que quelqu’un là-haut nous accorderait. Peut-être que Dieu a eu pitié de nous. J’ai décidé de profiter de cette journée. De redevenir une enfant insouciante et de tout oublier. Rien qu’un jour. Je ris pour un rien, je cours dans l’immense  jardin, et je souris. Debout dans l’herbe avec Dereck, main dans la main sous la pluie, je commence à chanter, les cheveux dégoulinant d’eau de pluie, ce qui pour moi est comme une ode à la liberté:

«  Sous le bourdonnement des cordes au son de la guitare

Brûle la vie en vain nous vivons

Je quitte le campement tsigane

Suffit pour moi la folle liberté

Ce qui m’attend dans ma vie nouvelle je ne le sais

Mais du passé il n’y a rien à regretter »

 

 

15 octobre 1941

Cher journal,

Pierre nous a réveillés peu après minuit. Il nous a expliqué qu’il avait réuni une dizaine de personnes pour nous aider à délivrer quelques tziganes. J’aimerais tellement pouvoir tous les aider mais c’est impossible. Hier, je lui ai passé une photo de Lana et de mon père que j’avais collée dans mon journal et il a envoyé deux de ses hommes repérer où ils étaient retenus. Ensuite, il est allé couper le barbelé derrière leur dortoir et leur a glissé un mot sous la porte pour leur expliquer son plan. Pierre avait repéré chaque policier censé garder le camp. Il y en avait trois près de leur dortoir. Ses hommes étaient chargés de s’en « débarrasser » pendant que nous  faisions sortir tout le monde du dortoir. J’avais envie de serrer mon père et ma meilleure amie dans mes bras mais nous n’avions pas de temps pour ça. Max, avec l’aide d’un ami de Pierre, a guidé le groupe dans un camion qui devait nous ramener chez Meredith à la nuit tombée. Nous n’attendions plus que ceux qui devaient nous débarrasser des gardes. Au bout de quelques minutes deux d’entre eux arrivèrent. La peur se lisait sur leur visage. Ils nous racontèrent que le  dernier avait échoué et  était maintenant prisonnier des nazis. D’après eux, il allait être torturé jusqu’à ce qu’il nous dénonce. Il fallait faire vite. Pendant le trajet, j’ai vu à quel point tous ces gens étaient maigres et pâles. Lorsque nous sommes arrivés chez Meredith il devait être quatre heures du matin. Nous leur avons donné à manger et nous leur avons trouvé une chambre. Demain, nous les ferons passer en Suisse. D’après Pierre, la police ne mettra pas longtemps à nous retrouver. J’ai passé le reste de la nuit à m’occuper de mon père et de Lana avec Dereck. Max s’est endormi dans les bras notre père.

 

16 octobre 1941

Cher journal,

Je me suis levée avec la sensation que quelque chose de terrible allait arriver. J’espère que je me trompe. Je pense à ma mère, morte peu après la naissance de Max, et j’essaye de me rappeler les chansons qu’elle me chantait pour m’endormir. Ça m’aide à penser à autre chose. Il est sept heures. Dans moins d’une demi-heure tout le monde sera levé et nous partirons pour la Suisse. D’ailleurs quelqu’un descend les escaliers. C’est Dereck. S’il lui arrivait quoi que ce soit aujourd’hui, je ne pourrais pas le supporter. Je crois qu’il a deviné mes peurs car il m’a serrée dans ses bras et m’a embrassée sur le front d’un geste protecteur. La maison se réveille petit à petit. Dereck conduit les évadés du camp à l’arrière du camion. Pierre monte à l’avant avec deux de ses hommes tandis que Dereck, Max et moi  restons à l’arrière. J’ai pris mon journal avec moi. Le camion a démarré et j’ai regardé le paysage défiler par la fenêtre. A présent, ça fait bientôt deux heures que nous roulons. Il y a une voiture qui nous suit depuis un moment. Je le dis à Pierre et il a accéléré mais un camion est plus lent et plus dur à conduire qu’une voiture. J’ai peur. Je voudrais que ma mère soit là. Qu’elle me dise quoi faire, qu’elle me chante encore les paroles de la chanson comme quand j’étais petite.

« Ce qui m’attend dans ma vie nouvelle je ne le sais

Mais du passé il n’y a rien à regretter »

 

21 mars 1946

Malia, comme tu me l’as demandé,  je vais écrire la fin de cette histoire. De notre histoire.  Oui, c’est Dereck qui écrit. Il m’a fallu cinq ans pour réussir à écrire dans ton journal mais  je me souviens de tous les détails. Je vais reprendre là où tu t’es arrêtée. La voiture se rapprochait dangereusement. L’homme assis à la place du passager a passé son revolver par la fenêtre et il a tiré. Sur le moment, j’ai été rassuré de voir que tous les tirs avaient manqué leur cible. Puis, nous sommes arrivés à la frontière Suisse. Je me suis retourné, la voiture avait disparu. J’appris plus tard que des résistants l’avaient empêchée de continuer. Quand Pierre s’est arrêté, tu t’es précipitée aux portes du camion pour faire sortir tout le monde. Il avait tout organisé. Il avait payé un passeur Suisse pour faire passer les gitans, nous y compris. Mes yeux se reposèrent sur toi Malia. Je croyais que tous les tirs avaient manqué leur cible mais c’était faux. L’un d’eux avait réussi à t’atteindre. Ta robe noire était maculée de sang. J’ai couru vers toi.  Je t’ai assise dans l’herbe et je t’ai serrée contre moi. Ta blessure était mortelle. Oh Malia pourquoi n’as-tu rien dit quand cette balle a traversé ton ventre ? « Dereck, ne pleure pas. Tu ne dois pas être triste. Nous avons réussi. » Tu as regardé tour à tour toutes les personnes autour de toi. Chaque regard montrait tout l’amour que tu leur portais. « Je t’aime et même la mort ne changera jamais ça. Nous nous retrouverons, Dereck, dans très longtemps  j’espère. Je serai patiente. » Ce furent tes derniers mots. Tu avais de plus en plus de mal à respirer, l’étincelle de tes yeux s’éteignait lentement. Alors  je t’ai embrassée. Tu as glissé ton journal dans ma main. J’ai compris que tu voulais que j’écrive la fin. Pas seulement de ta vie mais aussi de la mienne.  Ta main dans mes cheveux est tombée au sol et tes beaux yeux bleus se sont fermés à jamais. Tu es morte dans mes bras, aux portes de la liberté. Es-tu libre, maintenant, là où tu es ? Tu étais l’espoir même. Ton journal, quand  j’écris dedans, c’est à toi que  j’écris et  j’ai l’impression de revoir ton sourire à travers les lignes.

Je t’aime.