Chiens de poussière


Nouvelle écrite par Thomas Brugger étudiant en Master 2 d’Histoire à Besançon (25)

Thème : « La torture »

Combien sont passés là avant moi ?

Combien ont déjà vendu leur âme pour ne pas être ensevelis par cette terre brûlante ?

Personne n’a parlé. Nous avons été pris là où nous étions, dans notre village, où nous attendions que tout cela cesse. Nous connaissons depuis longtemps le fracas des bombes, ce souffle meurtrier qui démembre nos enfants et nos vieillards. Nous avons prié pour que cela cesse.

Au final, rien n’a cessé, nous avons fini par comprendre que nos prières ne suffiraient pas. Le crépuscule enveloppait nos défunts d’un silence qui venait draper nos peurs et nos angoisses. Le spectacle de chaque corps pourrissant avivait notre haine. Le deuil n’étant plus possible, nous baissions la tête sans bruit, jusqu’au lendemain.

Le retour de la lumière sonne le glas de nos vies, désormais sous le joug de ces adorateurs d’une foi meurtrière qui ont pris le contrôle de notre pays depuis des mois. Il nous fallait attendre, attendre de l’aide.

Moi aussi j’ai prié et attendu. Cela n’empêcha pas ma femme de partir dans l’explosion d’un commerce au bout de notre rue. J’ai dû continuer à croire que de meilleurs jours viendraient. Pour lui, notre enfant, Akram. Mais il est devenu de plus en plus difficile d’attendre.

Le lendemain, je rencontrai un ami avec qui nous décidâmes de rejoindre ceux d’entre nous qui étaient armés.

Tout se passa très vite. Quelques jours plus tard, en pleine journée, je fus emmené alors que j’attendais la voiture de cet ami qui devait me conduire en ville. Je n’ai pas eu le  temps de réfléchir, je fus poussé dans le véhicule et reçus un coup sur le côté qui me fit craquer la cage thoracique. La douleur arriva puis tout disparut. D’abord la lumière, puis le son.

Lorsque mon visage a quitté la poussière du sol, l’air était brûlant, il régnait une odeur de graisse et d’essence. J’ai tout de suite pensé à Akram qui devait me chercher dans la maison. Il dormait encore quand ils m’ont enlevé. J’espère qu’il ne s’est pas réveillé, qu’il n’a pas hurlé dans la nuit. Il me l’avait promis.

Au sol, le sable mêlé de terre donne un relief irrégulier, maculé de deux taches brunes aux contours francs. Je ne suis pas seul. Un autre homme partage ma cellule.

Assis et adossé contre le mur, il tient sa tête dans ses mains et marmonne un discours incompréhensible. Des sanglots ponctuent régulièrement ses paroles. J’approche et pose ma main sur son bras pour qu’il me regarde. Il se lève en un bond, s’agrippe à ma chemise et colle sa face à la mienne, m’obligeant à pénétrer son regard de dément. On aurait pu croire qu’il ne restait de lui qu’une enveloppe charnelle usée, prête à tomber. Anéantie.

Ça ne ressemble pas à l’une des grandes prisons de ce pays. Nous nous trouvons dans une de leurs officines, un clapier pour jouer avec les prisonniers. Mon voisin se rassit très vite et reprit son discours à voix basse, la tête serrée entre ses genoux. Il ne m’adressa plus la parole. Depuis combien de temps étais-je ici ? Mon fils savait-il où j’étais ? Les voisins avaient-ils pensé à s’occuper de lui en mon absence ?

Un énorme bruit sourd quelques mètres derrière la porte me fit sursauter. Le temps n’était plus à la réflexion.

La porte s’ouvre, un homme armé se place dans l’embrasure sans même me regarder. Je comprends que je dois avancer.

Je traverse plusieurs couloirs éclairés par quelques néons esseulés qui donnent une lumière blafarde à des murs qui paraissent avoir été construits il y a des siècles. L’odeur est pestilentielle. Le canon du fusil vient régulièrement frapper le haut de mes omoplates lorsque mon pas fléchit. Nous marchons encore quelques minutes. L’air se réchauffe progressivement. Nous passons une dernière porte qui donne sur l’extérieur.

Mes yeux mettent quelques secondes à s’habituer à l’extraordinaire lumière qui inonde le ciel. Un souffle chaud balaye mon visage et m’emplit d’une douceur trop tôt interrompue par le coup de crosse que je reçois derrière le crâne. A genoux, les yeux encore mi-clos, je n’entends que le sang battre dans mes tempes. Des pas s’approchent et deux bottes de militaires se figent devant moi.

« Lève la tête » m’ordonne-t-on.

Mes yeux s’étaient mieux adaptés à la lumière et me le firent amèrement regretter.

Tout perdit subitement son sens.

A quelques mètres devant moi, je reconnus la frêle silhouette à genoux dont le visage était caché dans un sac. Mon cœur manqua d’exploser.

« Akram ! » hurlai-je, avant de prendre un nouveau coup de crosse qui fit taper ma tête sur le sol.

Mes oreilles sifflent. Je relève  péniblement la tête. Du sang coule dans ma bouche.

La poussière entre dans mes yeux mouillés, mon nez et ma gorge. Je suffoque, la peau brûlée par le sable.

On tire mes cheveux pour m’obliger à regarder. Ma vue se trouble, mes yeux ruissellent.

« Chien ! Dis-nous les noms des traîtres de ton village.»

Incapable de répondre, je reste là, à fixer mon fils, les mains dans le dos et un sac sur la tête. Je continue à regarder, en espérant qu’il se passe quelque chose.

L’un des militaires braque son arme sur le sac. Ce dernier se gonfle par intermittence d’un souffle de panique.

Je deviens fou, j’implore celui qui me pose les questions. Son regard reste le même. Impassible, il repose la même question à laquelle je ne peux toujours pas répondre et ajoute qu’il n’y a pas de troisième chance.

Ils soulevèrent alors le sac et je le vis. Il était là avec ses grands yeux marron, identiques à ceux de sa mère. Lui aussi pleurait et ignorait ce que nous faisions là. Deux chiens de poussière, abandonnés à leur sort. Je pus alors lire dans son regard toute l’incompréhension du monde.

Le coup partit et plus rien n’eut jamais d’importance. Son corps et le monde s’effondrèrent.

Je restai là, vulgaire tas de chair, sans passé et sans avenir.

Il n’était donc plus possible de croire, ici ou ailleurs, parmi tous ces regards vitreux plongés à jamais dans l’indicible.

On me  renvoya dans ma cellule. L’homme avec la tête dans les mains avait disparu.

Assis, adossé contre le mur la tête entre les mains, je revois ce moment dès que mes yeux se ferment. J’arrive même parfois à le sauver, à revoir son sourire. Et puis le monde disparaît.

Parfois, la porte s’ouvre et l’on vient me chercher pour me poser des questions auxquelles je ne peux répondre. Tout cela finira bientôt, quand mon corps aura renoncé et qu’un autre chien aura pris ma place.

 

Une main se pose sur mon bras. Je me lève d’un bond.

Je serai bientôt libre.