Nouvelle écrite par Manon Couronne, Rudy Davalo, Clémence Sicot et Maëlle Simon du Collège Françoise Dolto de Pacé (35)
Thème : « Lanceur d’alerte »
Quand on a six ou sept ans, on imagine que tout est possible. On se voit agriculteur, créateur de jeux vidéo, cuisinier, marié avec deux enfants : un garçon, une fille… bref, une vie normale, heureuse. Une vie dont tous les garçons de mon âge rêvent.
J’ai 15 ans, j’ai un pied dans le vide, je suis suspendu à la fenêtre de ma chambre, sans énergie, décidé à commettre un geste fatal, inéluctable. Je prépare mon envol, non pour la vie, mais vers la mort. Dans quelques minutes, je n’existerai plus. De toute façon, cela fait deux ans, je ne suis plus rien, rien que le produit d’un système.
Un mois, le jour, un mois la nuit. C’est le même rituel : je travaille dans une usine qui fabrique des écrans à Chaniaw. Les journées s’écoulent de façon identique, selon un rythme immuable, avec la même lenteur. C’est alors qu’une rencontre impromptue vient bouleverser ce quotidien monotone. Elle porte le nom de Benoît Todoub.
Un matin d’avril, la cloche vient de sonner ; une autre équipe va prendre le relais. Je sors, je vais m’acheter un peu de nourriture dans la rue qui jouxte nos dortoirs. Ensuite, je rentrerai dans la chambre de 9 mètres carrés que j’occupe avec mes huit camarades. Nous sommes tous âgés entre 12 et 17 ans. Nous dormons à même le sol, sur des matelas sales, nos compagnons de vie sont les cafards. Nous ne disposons que d’une douche commune pour un étage de 50 personnes. Tout est sale, ici : les murs, les escaliers, les rues, nos casseroles mais nous sommes si fatigués que nous ne parvenons pas à nettoyer. Au-dessus de mon lit, j’ai placé une photo de ma famille, c’est ce qui me donne le courage de me lever et d’avancer. Je m’apprête donc à rentrer dans ce logis insalubre où je côtoie les araignées, c’est trop … où le rideau qui me sépare de mes camarades n’est autre que mon linge à sécher.
Un homme d’une quarantaine d’années s’avance vers moi et me sort de ma torpeur. Je recule, saisi par cette interpellation. Je recule. Il insiste, il se présente, il parle assez bien notre langue, ce que je trouve étonnant mais aussi rassurant. Il dit qu’il est reporter, il me montre sa carte de presse. Je n’aime pas cela. Il le sent. Il me présente un ami qui est de Chiniaw lui aussi. D’accord, j’accepte de le suivre. Nous allons dans un café. La discussion démarre … les questions s’enchaînent sur mon âge, mes conditions de travail, mon salaire. C’est alors qu’il sort de sa poche un objet insolite : une petite caméra. Je suis intrigué. Je sens confusément que cette petite chose va modifier le cours de mon existence. Il me fixe, puis il me propose de porter cette petite caméra, pendant toute une journée. En échange, il me donnera de l’argent et une hypothétique protection. Il m’explique que mon témoignage changera ma vie et celle des autres jeunes de mon âge. J’y crois tellement.
J’ai un moment de doute, je pense à ma mère, à mon père, à leur vie misérable, la famine contre laquelle ils luttent chaque jour et cette fierté qu’ils ont eue en m’envoyant en ville. Je vais devenir une référence dans le village, un héros. Et ma petite sœur allait pouvoir faire les études dont elle rêvait, elle ne subirait pas le même sort. J’y repense, j’y réfléchis, je suis convaincu. Les risques sont grands mais j’accepte : la machine est lancée.
Ce soir, avant que je ne me rende à mon poste, il me fixe un rendez-vous à son appartement. C’est là qu’il place la caméra cachée dans la poche de ma chemise. Elle ressemble à un petit bouton. Puis, comme s’il ne s’était rien passé, j’enfile ma combinaison. Je prends soin de ne pas la fermer intégralement. Je me mets alors à nettoyer 600 écrans toutes les heures … je ne me rends même plus compte de mes gestes ; tout est automatique, je suis un robot.
Dans l’usine, je ne suis pas le seul enfant, nous sommes d’ailleurs majoritaires. Mais ils ne restent jamais très longtemps au même poste. C’est un travail pénible. Le midi, aucune pause n’est accordée, on ne mange que le matin et le soir. Nous sommes surveillés en permanence par des gardiens, habillés comme des soldats. Quand le travail est mal fait, ou qu’il n’est pas fini à temps, on nous roue de coups, c’en est trop. On nous insulte et on nous menace de licenciement. C’est alors que cette petite caméra devient les yeux du monde sur notre quotidien. Elle tourne en secret. J’en parviens même à l’oublier. Notre seule récompense est un salaire deux fois moins élevé que celui des adultes et un téléphone portable, un de ceux que nous fabriquons. Dès que je sors de l’usine, j’appelle ma famille. Ils me manquent tant … ils sont si loin … 700 kilomètres. Je rejoins toute la misère de mon dortoir.
Le lendemain, j’ai rendez-vous avec le reporter, Benoît Todoub. Je suis très prudent, je sais que je suis en danger si on découvre ce que j’ai fait ; je sais que le prix à payer sera terrible, même si j’en ignore la nature exacte. Nous nous retrouvons dans une voiture aux vitres teintées, à une centaine de mètres, dans une rue derrière l’usine. Je regarde furtivement si j’ai été suivi, le moindre bruit me fait sursauter. J’entre dans une grande voiture noire. Le reporter est là. Il me rassure d’abord, puis il engage la conversation pour détendre l’atmosphère.
« Est-ce que tout s’est bien passé ?
– Oui je crois. Vous êtes sûr que personne ne saura ce que j’ai fait ?
– Bien sûr, vous pouvez me faire confiance. »
Je lui remets son appareil, je sors de la voiture, le cœur battant, les mains moites, avec le pressentiment que ce n’est pas fini. Je remonte le trottoir de l’usine en tentant de garder un pas égal et une allure tranquille.
Mais, au moment de passer la grille de l’usine, une main m’attrape par le bras. C’est un des gardiens de l’usine. Il me force à le suivre et me conduit dans un des bureaux du bâtiment de direction où trois hommes en costume me dévisagent. L’un d’eux me demande pourquoi j’ai accepté. Ne sachant pas quoi dire et pris de panique, je décide de m’enfuir, le plus loin possible. Les trois gardiens se lancent à ma poursuite. Je cours en traversant la rue pour rejoindre mon dortoir. Je me retrouve au bord de ma fenêtre un pied dans le vide. Soudain, d’un bond dans mon lit, je me réveille, c’était un cauchemar, je suis dans une chambre d’hôtel à côté de Benoît. Il me sourit. Nous allons partir pour l’Europe et je vais lancer l’alerte, je pars témoigner pour tous les enfants du monde entier.