Nouvelle écrite par Rosie Moine du Lycée Pasteur de Besançon (25)
Thème : « Diversités sexuelles »
« Un père, une mère, c’est élémentaire ! »
Plus le mini bus se rapprochait du cortège, plus les slogans que scandait la foule étaient distincts. Une énorme masse bleue et rose avançait lentement dans le boulevard parisien. Trois mille personnes ? Cinq mille ? Tous étaient pris dans un mouvement euphorique, certains fiers et d’autres révoltés. Bernard se sentait flotter au milieu de cette vague formée par chaque personne présente. Il ne s’était jamais senti aussi compris, aussi vivant. Il descendit enfin pour rejoindre la manifestation. L’air froid de ce début de matinée lui glaçait les poumons ; enfin ! Il allait pouvoir crier jusqu’à en perdre la voix, car rien ne lui tenait plus à cœur.
Il était parti de chez lui tel un voleur, dans la nuit, en cachette de sa femme. « Fabienne… Ne m’en veux pas », avait-il murmuré à son oreille avant de s’échapper pour la capitale avec d’autres manifestants. Sans un mot, il avait tout préparé depuis des mois.
Derrière son visage d’homme calme, une rage immense bouillonnait en lui. Sa haine viscérale envers les gens hors normes, les modes de vie différents, l’avait poussé à planifier une escapade pour faire entendre sa voix. Chaque jour, en marchant dans la rue, il avait observé du coin de l’œil ces spécimens étranges et couples excentriques. Comment un homme pouvait-il en aimer un autre, être aussi proche de lui ? Il détestait les hommes efféminés et les femmes masculines, aux comportements si déplacés. Il n’allait plus dans les salons de coiffure depuis ; il ne fallait pas prendre le risque de voir les manières si féminines de son coiffeur. Ce dernier serait tout à fait capable de le regarder discrètement entre deux coups de ciseaux ! Ce fléau allait envahir sa société, son beau pays ; et bientôt, la ville serait remplie de ces phénomènes ! Un rictus se formait sur son visage dès qu’il songeait à la façon dont il allait expulser sa rage.
En rythme, il marchait avec les autres, le poing levé. « Fabienne… Si seulement je t’avais emmenée avec moi » pensait-il. Si seulement sa chère et tendre n’avait pas été agoraphobe… Ensemble, ils auraient effectué cette marche salvatrice, et il l’aurait aimée comme au premier jour.
Bousculé par des manifestants, il aperçut une perche au-dessus de sa tête. Très vite, un cortège de journalistes l’encercla, sans lui laisser le temps de comprendre ce qui lui arrivait.
« Monsieur, un commentaire sur cette manifestation ? »
Fabienne était en train d’arroser ses plantes quand elle alluma son téléviseur. Elle vit, avec stupeur, le visage de son mari, au micro d’un envoyé spécial. Elle comprit très vite le post-it laissé par Bernard, qui prétextait un déplacement professionnel urgent. Elle se sentit seule, si seule ! Elle n’eut pas le temps de réfléchir qu’elle avait déjà envoyé son magnifique ficus à travers l’écran de télévision. Prise d’une fureur incroyable, elle acheva le pauvre appareil à grands coups de pieds. Dans son élan d’hystérie, elle attrapa son téléphone et commença à vider sa haine.
« Tu vas me le payer, Bernard ! »
Il reçut le message téléphonique de sa femme après avoir parlé aux journalistes. Fabienne, à mi-chemin entre rage et sanglots, lui ordonnait de quitter la maison, sous peine d’être chassé avec le fusil à gibier familial. Il n’était pas encore en mesure de comprendre la haine qui animait sa bien-aimée ; tout cela lui échappait. Aurait-il été plus heureux s’il avait passé ce samedi matin en compagnie de sa femme, avec le pot-au-feu, les ficus et sa vie monotone de quinquagénaire ? Il avait besoin de cet élan, de rendre sa vie palpitante. Il se rêvait en défenseur de la famille traditionnelle, en héros. Cependant, rien ne comptait plus au monde que l’amour de sa chère et tendre. Il était parti sans l’avertir pour assouvir son besoin de foule et de monde. Finalement, il se retrouvait entouré, sollicité, bousculé, mais terriblement seul.
Il sortit un mouchoir de sa poche et s’éloigna du cortège comme un roi déchu. Il attendit d’être loin de la foule pour s’asseoir sur un banc. Puis il resta planté là pendant des heures, noyé dans ses pleurs. A chaque heure qui passait, il sentait un déchirement plus vif dans sa poitrine. Alors, il repensa aux pleurs de sa femme, à son désespoir et aux ficus. Il repensa à sa petite maison en province, à son petit jardin et à l’odeur de la blanquette le dimanche matin. Son envie de grandeur l’avait privé de toutes ces choses simples, mais vitales pour lui. Il était maintenant livré à lui-même, en tête-à-tête avec sa souffrance.
Au fond de sa sacoche, il parvint à extirper une petite boîte, qu’il gardait toujours avec lui pour faire face à n’importe quelle éventualité. Le petit récipient en métal contenait le nécessaire pour se redonner du courage ; c’est-à-dire une dizaine de photos et documents plutôt anciens de Fabienne, qui dataient tous d’avant leur rencontre. Il fit glisser ses doigts sur le papier glacé un peu poussiéreux et commença à regarder attentivement les papiers, comme pour se persuader que sa femme était encore là, avec lui.
Soudain, son visage se décomposa. Livide, il sortit d’une main tremblante une vieille carte d’identité.
Il ne l’avait jamais remarquée. Il se figea pendant quelques secondes ; comme si ses yeux écarquillés ne voulaient pas lire le document. Il lui fallut quelques minutes pour réaliser ce qu’il venait d’apprendre.
Il avait enfin compris qui était l’amour de sa vie.
Nom : DUBOIS
Prénoms : Fabien, Henri
Sexe : M
Né(e) le : 22/07/1972