Nouvelle écrite par Colyne Paillard du Lycée Cuvier de Montbéliard
Thème : « Les enfances en danger »
L’air de la nuit était frais, et de minuscules flocons tombaient d’un ciel noir sans étoiles. Ambre était assise contre un radiateur, dans la cuisine du petit appartement de sa mère. Dans un coin de la pièce, un sapin trônait fièrement, vêtu de ses boules de Noël multicolores et de sa guirlande étincelante. Comme souvent le soir, la mère de la jeune fille allait rendre visite à une de ses amies, une absence qu’elle justifiait toujours par un petit mot posé sur la table : « Je suis avec Karine ma chérie, ne m’attends pas pour manger, je rentrerai assez tard. Il y a un reste de pâtes au fromage dans le frigo, fais-les réchauffer au micro-ondes. Je t’aime ma puce. Transmets mes amitiés aux écureuils. ». La dernière phrase que sa mère lui avait laissée était une devinette, elle s’amusait à en écrire une chaque fois qu’elle lui laissait un petit mot. Cette fois-ci, Ambre devait trouver à quel film appartenait la réplique qui était écrite. Mais ce soir, l’adolescente n’avait pas envie de jouer. De minuscules gouttelettes salées coulaient de ses yeux vert amande, elle avait une grosse boule dans la gorge qui n’avait pas l’air de vouloir partir et son cœur était très lourd. Elle aurait souhaité de toute son âme que sa mère soit là, pour lui parler de ce qui la rendait malade, au point de ne plus pouvoir dormir, mais encore une fois elle était absente. Et ce n’était pas la peine d’expliquer la situation à son père, il ne comprendrait pas, il dirait que c’était juste une mauvaise période à passer, que ça irait mieux d’ici quelque temps…. De toute façon, il n’est jamais disponible pour elle. Il préfère passer du temps avec sa nouvelle copine, la « femme de sa vie », comme il aimait l’appeler. Et Maman alors ? Elle était quoi elle ? Ses parents étaient maintenant séparés depuis plusieurs années, et Ambre avait la terrible impression d’être tout le temps seule. Elle aurait bien voulu se confier… mais à qui ? Elle n’avait plus aucune amie. La jeune fille se leva, quitta la douce chaleur artificielle du radiateur et sortit de la cuisine.
Cela s’était passé il y a trois jours. Ambre marchait tranquillement le long des rues. Elle venait de sortir du lycée et elle avait fait un petit détour dans les rues marchandes, les yeux pleins d’envies. L’hiver était déjà arrivé et les premières neiges s’étaient répandues en couche épaisse sur les trottoirs et le toit des maisons. Comme à chaque fois depuis qu’elle était petite, Ambre avait fait un vœu en regardant les flocons tomber doucement par terre. Je voudrais passer Noël avec Papa et Maman. Pourtant, elle savait bien que c’était impossible. Depuis que son père avait trouvé une nouvelle copine, il ne voulait plus entendre parler de sa mère, qui, autrefois, était quand même son « petit cœur en sucre ». Le passé appartient au passé. Ambre passait maintenant devant le parc municipal de sa ville. Une bonne odeur de crêpes et de chocolat flottait dans l’air. L’adolescente décida d’y faire un tour, en justifiant à sa conscience qu’elle n’avait »pas trop de devoirs » pour le lendemain, et que de toute façon elle pourrait toujours les faire pendant une heure d’étude. Pour rentrer chez elle, elle n’aurait qu’à emprunter le chemin dans la petite forêt. Elle le connaissait par cœur puisque, quand elle était plus jeune, son père et elle y avaient fait du vélo presque chaque week-end. Le sentier menait directement dans sa rue, et une fois arrivée là-bas elle n’aurait plus qu’à marcher pendant cinq minutes et elle serait arrivée chez elle. Tout en étant plongée dans ses souvenirs, Ambre s’approcha du stand qui vendait des crêpes et en acheta une à la crème de marron. Sa préférée. Puis, en appréciant la chaleur brûlante de son dessert sur ses mains gelées, elle se promena dans le parc, si magnifique quand il était recouvert de son grand manteau blanc. Après avoir terminé de manger, elle se décida enfin à rejoindre son appartement. Le chemin de la forêt était un peu verglacé et elle faillit trébucher plusieurs fois. Elle aimait beaucoup cet endroit, les arbres la couvraient un peu du vent glacé et ça sentait bon le sapin et le bois. C’est pourquoi elle décida de prendre son temps et de mettre un peu de musique avec ses écouteurs, puis, tout en marchant, Ambre se trémoussa sur un air de Stromae, son chanteur préféré du moment. Elle ne l’avait pas vu venir. Elle ne l’avait pas entendu arriver. Elle n’avait pas été assez prudente. Combien de fois sa mère lui avait dit de faire attention quand elle était seule ? Une force impressionnante la poussa à terre, une main maintenait sa bouche fermée. Elle voulut crier. Elle ne pouvait pas. Elle se débattait de toutes ses forces, mais la force elle-même commençait à lui manquer. L’Homme était couché sur elle de tout son poids, elle ne pouvait pas s’échapper. En essayant de reprendre ses esprits, Ambre ouvrit les yeux pour identifier son agresseur mais elle ne vit qu’une grosse tête ronde cachée sous une cagoule noire. Il venait de lui enlever son pantalon. La neige était très froide. Ambre était perdue, obligée de se laisser faire. Que pouvait-elle de toute façon contre un homme qui pesait bien ses quatre-vingts kilos ? Il avait désormais enlevé la main de sa bouche. Dès qu’elle put parler, l’adolescente se mit à le supplier comme elle pouvait, en l’implorant de toutes ses forces de ne pas faire ça. Pour toute réponse, elle reçut une grosse gifle, qui eut pour effet de faire couler des larmes le long de ses joues. Ambre ne dit plus rien. Elle sanglotait juste, en attendant que tout ça se finisse et en se demandant s’il allait la tuer dès qu’il en aurait fini avec elle. Mais l’homme ne fit rien. Une fois qu’il eut terminé, il se rhabilla rapidement et disparut derrière les arbres enneigés, laissant l’adolescente couchée par terre, meurtrie par ce qu’il venait de lui faire, et terriblement honteuse.
Ambre était maintenant dans le salon. C’était une pièce dont les tons chauds créaient une atmosphère douce et rassurante. Sur le mur de droite, il y avait le grand tableau que sa mère avait peint, où elle avait représenté un coucher de soleil sur une plage. Un canapé couleur crème occupait une partie de l’espace, et semblait inviter à se blottir dedans. Au-dessus d’un buffet était accrochée une horloge marron avec des chiffres romains. Il était 21h30.
Ambre resta un moment couchée par terre, ses cheveux bruns mouillés et éparpillés dans la neige et le corps endolori par le froid. Après un moment, elle se releva péniblement, remit son pantalon comme elle put, prit ses affaires et se mit à courir le plus vite possible pour quitter cette maudite forêt. Elle avait mal. Partout. Son amour propre était, lui aussi, bien amoché. Elle rejoignit enfin sa rue, le souffle court et le cœur battant très fort dans sa poitrine. On aurait presque dit qu’il voulait sortir de ce corps qui n’était, maintenant, plus vraiment celui de la jeune fille. Un peu comme un oiseau voulant sortir de sa cage. Elle arriva devant l’immeuble, monta deux par deux les marches des différents étages et traversa un long couloir au bout duquel se trouvait une porte blanche qui portait le numéro 24. Elle prit le trousseau de clés qui était dans la poche de son manteau, ouvrit la porte d’une main tremblante, et put enfin rentrer chez elle. Sa mère n’était pas là, comme d’habitude, mais Ambre s’en fichait. Elle ne voulait voir personne. Elle voulait que personne ne sache ce qui lui était arrivé. Elle était bien trop honteuse pour ça. Elle se rendit donc dans sa chambre, s’allongea sur son lit et serra très fort contre elle son petit lapin en peluche qui, selon sa mère, devrait être à la poubelle depuis bien longtemps. Puis, elle se laissa totalement aller, et pleura jusqu’à ce qu’elle ne puisse plus verser une seule larme. La nuit fut très agitée pour Ambre. Une petite voix dans sa tête l’empêchait de dormir et elle fit beaucoup de cauchemars. Sale, honteuse. Des tonnes de questions tournaient dans sa tête : qu’était- elle devenue désormais ? Une femme ? Une adolescente qui resterait choquée toute sa vie ? Elle se demandait s’il lui restait une petite part d’enfance en elle, ou si son agresseur la lui avait définitivement enlevée. Ses amies ne la comprendraient jamais, elles n’étaient pas assez matures pour ça. Ambre se sentait si différente des autres maintenant. En seulement une après-midi, on avait fait s’enfuir la petite fille qui restait en elle, ainsi que la magie de ce monde auquel on lui avait fait croire. Elle n’avait jamais voulu grandir. Elle ne voulait pas grandir. Quelquefois, elle pouvait passer des journées entières à regarder les bons vieux dessins animés de Disney. C’était toute son enfance. Mais maintenant, elle n’en avait plus. Sale, honteuse. Le lendemain lorsque l’adolescente se leva, sa mère s’inquiéta de son teint pâle et de ses petits yeux. Ambre la rassura en lui faisant croire qu’elle avait mangé trop de bonbons hier soir, et qu’elle avait tout simplement un peu mal au ventre. Sale, honteuse. Cette dernière, sceptique, approcha la main de son front pour regarder si elle avait de la température. Ambre eut un mouvement de recul. Le regard interrogateur de sa mère la fit sortir de ses gonds : « Je te dis que je vais bien !! », lui lança-t-elle violemment avant de prendre son sac et de sortir de l’appartement. Sale, honteuse. La jeune fille n’avait plus confiance en personne. Sale, honteuse. Sur le chemin du lycée, elle sentait que tout le monde la regardait. Sale, honteuse. Sûrement parce qu’elle pleurait. Sale, honteuse.
Ambre se trouvait face à la grande baie vitrée du salon. Dehors, il neigeait. Le cœur battant, elle s’approcha de la fenêtre.
Quand l’adolescente arriva au lycée, elle s’enferma directement dans les toilettes. Dehors, elle avait cru voir à plusieurs reprises son agresseur caché dans l’ombre. Même si elle voulait rester forte et la plus naturelle possible devant les autres, elle avait bien failli se mettre à hurler. La jeune fille avait l’impression de le voir partout, il la hantait. Il la hantait comme un cauchemar qui se répète éternellement. Il la hantait comme un souvenir qui ne voulait plus sortir de sa tête. Jamais. Soudain la sonnerie retentit, et elle se dirigea d’un pas résigné vers sa salle de français. Ses amies l’attendaient déjà pour lui raconter, comme à leur habitude, les derniers potins du bahut. Mais Ambre ne les regarda même pas et s’assit à une table dans le fond, très loin de la leur. Elle ne voulait pas qu’on lui parle, elle voulait rester seule, elle n’était plus une enfant immature. Durant l’heure, les trois filles lui lancèrent des regards interrogateurs qu’elle ne releva pas, et le cours se termina avec le son strident de la cloche. Elle se leva vivement et sortit la première de la salle pour rejoindre les toilettes quand elle sentit qu’on la retenait. Immédiatement sur la défensive, elle se retourna et frappa de toutes ses forces la personne qui lui maintenait le bras, avant de s’apercevoir que c’était l’une de ses copines. Les deux autres filles arrivèrent et calmèrent comme elles purent Ambre, qui était devenue toute rouge. Sale, honteuse, ridicule. « Mais ça va pas Ambre ? Y’a quoi qui cloche chez toi ? », s’emporta celle qui venait de se faire frapper. C’en fut trop pour l’adolescente, elle lui répondit sur le ton le plus désagréable qu’elle put : « Oh mais rien, je vais très bien ! C’est juste que je n’ai pas envie de me faire tout le temps suivre par des petits toutous !! Au cas où vous n’auriez pas compris, je n’ai pas envie de vous voir ni de vous parler, donc si ce n’est pas trop vous demander, laissez-moi tranquille. ». Sale, honteuse, ridicule. « T’es malade ma pauvre ! Eh bien puisque c’est comme ça, ne viens plus vers nous »madame la solitaire » ! ». Ambre leur envoya un « parfait ! » qu’elle voulut le plus hautain possible avant de s’enfermer de nouveau dans les toilettes pour attendre le prochain cours. Sale, honteuse, ridicule. Le lendemain, plus personne ne lui adressait la parole, ni même ne la regardait. Sa confrontation avec ses amies avait dû faire le tour de la classe. Génial, il ne manquait plus que ça. C’est comme si, du jour au lendemain, elle était devenue transparente pour tout le monde. Sale, honteuse, ridicule et seule.
L’adolescente était maintenant devant la vitre glacée. D’une main tremblante, elle poussa la poignée et ouvrit en grand la baie vitrée. L’air froid la fit frissonner. Ambre s’avança sur le balcon et regarda un moment les lumières de la ville, briller au loin. Habiter au dernier étage offrait vraiment une vue magnifique. Un chant de Noël retentissait par les haut-parleurs placés dans sa rue. Son regard se posa sur la forêt du parc, et la jeune fille se pinça les lèvres quand elle sentit les larmes monter. Puis, tel un ange qui voulait rejoindre les cieux, elle enjamba le muret du balcon et se laissa tomber doucement dans le vide…comme un flocon de neige.
Madame Tamberry marchait rapidement sur le trottoir, tenant d’une main ferme son écharpe rouge contre elle, son journal dans l’autre main. C’était une femme assez âgée, qui avait pour habitude de se faire un chignon très serré et de porter de petites lunettes à monture dorée. Soudain, elle aperçut dans la pénombre une longue forme par terre. Curieuse, elle s’approcha. A la lueur des réverbères, elle distingua un bel ange aux longs cheveux bouclés, qui semblait dormir paisiblement dans la neige. De surprise, elle cria, et courut aussi vite que ses vieilles jambes le pouvaient pour avertir des passants. Dans la précipitation, elle lâcha son journal. Sur la première de couverture, on pouvait lire en gros titre : « Un violeur court toujours dans la ville. ».