Des rêves plein la tête

L’imposant bâtiment s’élève devant moi. En ce jour particulier, il est encore plus angoissant et effrayant que d’habitude… Je m’arrête un instant, incapable de faire un pas de plus. Mes mains tremblent. Pourtant, cela fait de longs mois que je viens ici, presque chaque matin. Autour de moi, les passants me bousculent sans me prêter attention. Le monde continue d’avancer, tandis que moi, Mujâhid, je pense à toutes les tribulations que j’ai subies pour en arriver là…

 

J’étais un petit garçon, moi, Mujâhid, jusqu’au jour où ma vie a basculé.

J’étais plein de vie, moi, Mujâhid, jusqu’à ce que ma vie me soit volée.

J’étais entouré de ma famille, moi Mujâhid, pourtant je me sentais vide.

J’étais sous le soleil, moi Mujâhid, pourtant ma peau demeurait livide.

 

Mes yeux se remplissent de larmes, je recule de quelques pas pour m’appuyer sur la statue de marbre derrière moi. Mes jambes se dérobent, je m’assieds impuissant face au stress qui monte en moi. Je ferme les yeux et respire profondément. Aujourd’hui est un grand jour, aujourd’hui est le jour où mon avenir va sûrement basculer. Je pense à ma famille. Pleins d’espoir, ils attendent mon retour.

 

J’étais prêt à tout, moi Mujâhid, pour que nous revenions sur nos pas.

J’étais épuisé, moi Mujâhid, de marcher sans fin, vers un but trop lointain.

J’étais inquiet, moi, Mujâhid, de voir pleurer mes parents jusqu’au matin.

J’ai vieilli, moi Mujâhid, depuis notre départ de Hama.

 

Je prends enfin mon courage à deux mains et je m’avance, d’abord doucement, puis de plus en plus vite, jusqu’à courir vers ce bâtiment qui détient mon avenir dans ses mains. Je franchis la dernière marche et admire les imposantes statues qui de part et d’autre entourent la grande porte ; je prie pour qu’elles me portent chance. Avec une dernière pensée pour ma sœur et pour mes parents, je franchis enfin l’imposante porte. Je ne perds pas mon objectif au milieu de cette foule.

 

J’étais perdu, moi Mujâhid, au milieu de ces tours qui touchaient le ciel.

J’étais effrayé, moi Mujâhid, face à ces gens qui se donnaient des ailes.

J’étais désespéré, moi Mujâhid, devant la détresse dans le regard de ma mère.

J’étais incapable, moi Mujâhid, de rassurer ma sœur en  manque de repères.

 

J’avance, de plus en plus sûr de moi. J’observe ce qui m’entoure, ces bâtiments qui m’ont fait rêver, tout autant que pleurer. Les gens ne semblent pas s’émouvoir, ils se bousculent sans se regarder, se croisent sans se voir, se saluent, sans se sourire. Malgré la tension qui monte, je ne peux m’empêcher de penser au petit garçon que j’étais et à l’homme que je suis devenu. Aujourd’hui, j’ai vingt-six ans. Mon pays n’est plus qu’un lointain souvenir, et pourtant il restera à jamais gravé dans mon cœur.

 

J’ai été contraint, moi Mujâhid, d’accepter cette nouvelle vie.

J’ai été révolté, moi Mujâhid, qu’on ne me demande pas mon avis.

J’ai vécu dans la crainte, moi Mujâhid, d’être arrêté et contrôlé.

J’aimerais tant, moi Mujâhid, apprendre de nouveau à respirer.

 

J’approche enfin du but. Autour de moi, tout le monde se presse et la foule se densifie. Il est difficile de s’approcher, mais, après quelques minutes de stress total, j’y suis !  Mon nom – Yousfi – est sur la liste ! Enfin, je le vois ! Quelle immense soulagement ! Ma tension s’évapore d’un coup, j’ai réussi ! Je viens de valider ma dernière année de médecine ! Mon rêve enfin se réalise ! Le sourire aux lèvres, je pense à notre vie depuis toutes ces années. Jamais, je ne pensais pouvoir être de nouveau un jour aussi heureux ! Aujourd’hui, enfin, j’ai des rêves plein la tête !

 

Là-bas, moi Mujâhid, on m’a volé ma vie et mon avenir

J’étais dans l’inconnu, moi Mujâhid, mais j’ai survécu.

Maintenant, moi Mujâhid, dans mon nouveau pays, je me suis reconstruit

Pour y parvenir, moi Mujâhid, j’ai tant combattu !

 

* Mujâhid = combattant