Papillon de nuit

Nouvelle écrite par Lola MIARA

sur le thème «Les discriminations : source de violence »

 

Assise au bord de l’eau, les vagues légères lèchent mes chevilles alors que je contemple l’horizon dansant. Les couleurs chaudes du coucher de soleil ondulent, s’entremêlent et se fondent sur cette toile estivale. La brise caractéristique des longues soirées d’août caresse ma nuque, son doux murmure apaise le flot de mes pensées.

La plupart des gens adorent l’été. L’occasion rêvée de se reposer et de se laisser aller au chant des vagues et des cigales. L’occasion d’exhiber son corps au soleil, de laisser ses rayons tièdes réchauffer les visages et les cœurs. Tout paraît plus beau en été. Tout paraît plus clair, plus lisse, plus lumineux.

La réalité est plus terne pour les gens comme moi. Les gens dont le corps n’est qu’un fardeau. Un échec.

“Maman, pourquoi elle est aussi grosse, la dame ?”

Ma réalité.

Mon regard se pose sur la silhouette d’une femme serrant son fils contre elle, ses prunelles flamboyantes tournées vers moi. Elle ne parle pas mais ses yeux le font pour elle. Je sais ce qu’elle pense. Ce qu’ils pensent tous.

Je crains l’été depuis mon plus jeune âge. Je crains cette période, comme un rappel annuel de ma véritable identité au sein de cette société cruelle.

Ils ne mesurent pas l’impact de leurs mots, de leurs regards, de leurs actions. Ils ne mesurent pas la force qu’il me faut pour dénouer ma serviette de bain, la laisser tomber à mes pieds. Laisser tomber à mes pieds ma honte, mes craintes, et révéler à ces yeux perçants mon état difforme. Je n’ai plus le cœur à me battre, à protester. Je n’ai plus le cœur à rien sauf à acquiescer, l’esprit vidé.

Face au regard contrit de l’hôtesse de l’air, m’annonçant qu’il me faudrait payer un siège supplémentaire, j’acquiesce. Face au médecin m’annonçant que la cause de tous mes problèmes de santé est mon obésité, j’acquiesce. Face à cette femme au regard éteint et à la taille de mannequin, celle qui se dit ma mère, déclarant que jamais en rien je ne lui ressemblerai, j’acquiesce.

Mais face à mon rêve, ma passion, je ne veux pas, je ne peux pas accepter. Je refuse qu’ils aient ce pouvoir; arracher à mon être sa raison de vibrer.

La mélodie du vent me ramène sur cette scène, sur ce plancher de bois verni, le son du piano résonne en moi. Mon corps s’élève, se tord, se recroqueville et s’étend, mes mouvements guidés par cette grâce innocente. Mon souffle était court, mes muscles tendus et brûlants, mais jamais mon sourire n’avait été plus brillant. La sérénité coulait dans mes veines comme de l’or, et face à la douleur je me sentais puissante. Invincible. Je dansais sur mes maux, sur mes peines et chagrins. Je dansais pour effacer leurs mots, pour que plus jamais leur regard givré ne puisse me paralyser.

Soudain la salle fut plongée dans un silence sourd, troublé par le son de ma respiration saccadée.

 – Mademoiselle, les jurées ont pris leur décision. Nous vous demandons de bien vouloir quitter la scène.”

 

Je levai le regard, et même sous la chaleur étouffante des projecteurs, le dégoût dans leurs yeux me glaçait le sang.

– Mais…je n’ai pas fini.

Assises au pied de la scène, les jurées gardaient un visage impassible. L’une d’elles se leva.

– Mademoiselle, cela ne sera pas nécessaire.

– Mais… Pourquoi ?

– Vous n’êtes pas exactement le … genre de profil que nous recherchons.

– Le… genre de profil ?

– Et bien, il est évident que dans votre… état, vous n’avez pas votre place ici.

 

Mon monde s’est figé sur ces paroles éhontées. Des murmures résonnaient dans la salle mais ne perçaient pas le silence étouffant de mon esprit. Les yeux embués, les pensées embrumées, je sentais mon corps se déplacer dans un rythme ralenti. Coupée de mes sens, j’avançais sans défense.

Ils ne mesurent pas l’impact de leurs horreurs, de leur jugement sur mon être, comme une tache d’encre indélébile sur les pages vierges de ma vie. Cette noirceur écrase mon cœur et étrangle mes cris ; mais pourtant aujourd’hui sur cette plage de sable fin, je demande merci. Ce combat si personnel que je menais contre ma propre chair n’est désormais qu’une lutte désespérée contre cette société amère. Mon corps déjà trop lourd ne peut supporter plus longtemps ce poids supplémentaire : leur opinion de plomb me tuera si je les laisse faire.

Aujourd’hui, cette lueur crépusculaire sur ma peau marque un renouveau. Plus jamais je ne me laisserai manipuler tel un pantin par ce système oppressant. Plus jamais je n’écouterai leurs mots en les pensant décents. Plus jamais je ne me cacherai sous des couches de vêtements amples pour éviter de tels “désagréments”.

Aujourd’hui est un jour nouveau et, l’esprit serein, je me lève sans craindre leur venin. Au milieu des vagues je danse comme s’il n’y avait pas de lendemain, car aujourd’hui peu m’importe leur regard restreint.

Je suis un papillon de nuit et le soleil se couche enfin.