La veilleuse

Nouvelle écrite par Margaux Meyer, étudiante en Licence de Géologie à Besançon (25)

Thèmes : « Le partage des ressources naturelles » et «  les enfances en danger »


24 Novembre 2084

 « Alors ?

-C’est une belle petite fille. 2 kilos 84, elle est potelée et bien robuste. Elle a des yeux d’un bleu intense, comme l’était l’eau de l’océan boréal à l ‘époque où les icebergs s’y reflétaient encore… Un peu comme les vôtres finalement… Oui, c’est ça, elle a les mêmes yeux que vous… Et…

-Et son bilan de santé ?

-Excellent. Nous avons passé son génome au scanner : elle a 84% de chances d’être au-dessus de la moyenne des standards de beauté européens. Pas la moindre maladie héréditaire en vue, nous avons corrigé toutes les bases défectueuses de son ADN. Non, madame, de ce côté-là, il n’y a rien à signaler… Mais, par contre, il y a un bémol…

-Lequel, Docteur ? Répondez-moi franchement, s’il vous plaît !

-Eh bien… Comme je viens de vous le dire, le bilan de santé de votre fille est excellent… Pas de problème cardiaque, ni urinaire, ni de maladie génétique non détectée et corrigée à temps. Comme vous le savez sûrement, votre fille sera répertoriée dans le Fichier National Français dans la catégorie UMRS…

-UMRS ?

-Usage Minimal des Ressources Naturelles. Cela signifie que, comme tout citoyen appartenant à cette catégorie, elle n’aura le droit d’user que 8 litres d’eau par jour et devra obligatoirement être végétarienne. Elle n’aura pas non plus le droit de posséder de jouets fonctionnant avec des piles, ou des consoles vidéo que l’on branche sur le secteur. Une fois adulte,  elle ne sera pas autorisée à posséder un véhicule personnel… A moins que…

-Mais… Mais… C’est scandaleux ! En quel honneur ma fille ne pourrait-elle pas bénéficier du confort moderne au même titre que les autres ? Pourquoi n’aurait-elle pas le droit de posséder un ordinateur portable ? Pourquoi ?! Les fils de mes voisins, eux…

-Ecoutez, Madame, il va falloir vous y faire : les ressources de la planète s’épuisent à vitesse grand V. La température moyenne de l’atmosphère a augmenté de 4 degrés Celsius depuis un siècle. Nous avons épuisé toutes les réserves terrestres de néodyme depuis l’an 2025. La technologie est devenue un luxe, une utopie presque, utopie dont vous pouvez aisément vous passer. Notre planète est en train de mourir et, malheureusement, il est avéré que ce sont les petits citoyens des villes les responsables de ce délabrement. Les médias vous mènent en bateau pour vous caresser dans le sens du poil : non, ce n’est pas l’industrie ni le capitalisme, ou encore les multinationales les responsables du réchauffement climatique et de la disparition ou raréfaction de certaines matières premières ! Regardez-vous, Madame : votre téléphone portable, votre gilet de laine, le steak-frites que vous avez mangé à midi. Chaque jour, chaque seconde, vous épuisez la planète sans même vous en rendre compte. Voulez-vous que vos enfants reproduisent les mêmes bêtises que vous ? Non, n’est-ce pas ? Nous nous devons donc de les éduquer comme il se doit.

-Hummm… Elle est belle, votre argumentation. Un poil mélodramatique, extrêmement culpabilisante, puant la propagande à plein nez, mais bien ficelée. Mais vous n’avez toujours pas répondu à ma question : POURQUOI ma fille subit-elle ces restrictions drastiques et non les enfants de mes voisins, qui passent leur vie à jouer à Final Fantasy XX sur leur console Xbox 360.5 en allant manger au KFC le midi ?

-Hummm… Ah oui, c’est vrai, j’oubliais ! Pardonnez-moi Madame, j’avais complètement oublié de vous parler de l’existence de la procédure de DCC…

-DC Quoi ?!

-Demande de Changement de Catégorie. Comme vous venez de le voir, à la naissance, un enfant subit toujours un examen médical poussé afin de déterminer si, oui ou non, il est capable d’être soumis au régime  UMRS. Après, la décision peut être contestée : à vrai dire, ce n’est pas très compliqué, trois fois rien ! Il suffit d’aller faire appel auprès du tribunal de grande instance le plus près de chez vous. La commission d’appel y étudie votre dossier et se charge de vous trouver un avocat et une bonne défense contre un chèque de 100 000 Euros…

Euuuh, attendez ? Permettez-moi de vous interrompre, Docteur. Je rêve ou vous êtes en train de me chanter, qu’actuellement, période de grande pénurie induite par MA faute, il est encore possible de faire vivre le capitalisme et de S’ACHETER un niveau de vie décent ?!

-Madame, Madame, calmez-vous, je n’ai jamais dit que c’était de votre faute en particul…

-Laissez-moi parler, Docteur, s’il vous plaît ! Maintenant, vous allez m’écouter, et ouvrir grand vos oreilles surtout. Il est HORS-DE-QUESTION que ma fille paye le prix fort au nom des conneries passées commises par l’espèce humaine, vous y compris. Vous croyez que je ne le vois pas dépasser de la poche de votre blouse, votre foutu smartphone dernier cri ?!  Alors arrêtez de vous la jouer grande écolo sauveuse de l’humanité. Ma fille ne sacrifiera pas son enfance sur l’autel de vos soi-disant bons principes, est-ce que c’est clair ? Maintenant, s’il vous plaît, vous allez me laisser passer, prendre ma fille et claquer la porte de votre cabinet comme il se doit. »

Sans laisser le temps à la doctoresse interloquée de réagir, Julia la bouscula violemment pour bondir dans la salle de premiers soins des nourrissons.

Sa fille était là, blottie au creux de son petit berceau de verre.

Si petite et avec une enfance déjà en danger… Si petite et avec déjà un compteur à énergie accroché autour du cou…

Ses grands yeux d’un bleu profond papillotaient aux quatre coins de la pièce, regardant chaque élément avec une profonde curiosité. Au moins cette idiote de doctoresse n’avait pas tort sur ce point-là : elle avait de magnifiques yeux. Julia n’avait aucune idée de ce que pouvait être un iceberg flottant sur un océan boréal, mais elle décida de prendre cette comparaison pour un compliment.

Elle emmaillota sa fille dans un linge anti-UVC  et sortit de la maternité sans un regard pour la doctoresse appuyée contre le mur. Le médecin se contenta de remonter ses lunettes sur son nez tout en réajustant son chignon. L’air pincé, elle grommela à l’adresse de Julia :

« Les je-m’en-foutistes dans votre genre ne l’emporteront pas au paradis ! Tôt ou tard, la Milice Environnementale viendra vous faire une petite visite, je vous le promets… »

Mais Julia était déjà dehors depuis longtemps lorsque la doctoresse mit fin à sa phrase.

Julia traversa en trombe la rue bondée. Ça et là, des trafiquants de technologies vendaient des appareils électroniques à bas prix, alpaguant les passants et détalant comme des lièvres dès qu’un membre de la Milice apparaissait au loin. Sur le trottoir, deux enfants en guenilles, plus sales que des charbonniers, jouaient avec un petit train en bois, grossièrement sculpté, tout en regardant avec envie une petite fille toute propre et toute pimpante, les yeux rivés sur sa console de jeux rose.

Julia le vit soudain : un marchand misérable, édenté, vêtu d’un vieil imperméable rongé par les mites, aux poches gonflées de trésors interdits. Elle repensa alors à la doctoresse, à l’UMRS et à la DCC. Elle eut alors une soudaine impulsion : elle se faufila vers le vieil homme  et lui chuchota à l’oreille : « 100 euros pour un jouet pour bébé, n’importe quoi, s’il vous plaît. »

L’homme sursauta, pensant sans doute à une ruse de la Milice afin de l’arrêter pour trafic d’objets électroniques. Il se retourna prudemment, et rencontra le regard de Julia : soulagé, il entreprit alors de fouiller dans ses grandes poches, non sans jeter de temps à autre des regards à droite et à gauche.

« Désolée, m’dame, je n’sais pas c’que j’vais bien pouvoir vous prop’ser… » maugréa-t-il.

Soudain, sa main sembla rencontrer quelque chose dans sa poche.  Son visage s’illumina, triomphant, et il fit émerger de son bric-à-brac une espèce de grosse étoile blanche et jaune, faisant deux fois la taille d’une main.

Déçue, Julia contempla l’objet d’un air circonspect, se demandant ce que sa fille allait bien pouvoir en faire. Mais, soudain, l’homme fit signe à Julia de se placer devant lui, de façon à ce que personne dans la rue ne puisse voir ce qu’ils faisaient. Il appuya alors sur le centre de l’étoile.

La lumière jaillit, pure, chaude, de l’énergie à l’état pur. Julia dut détourner le regard, pour ne pas être aveuglée par son éclat. La lumière, tout d’abord d’un jaune intense, passa ensuite au bleu, avant d’offrir un rouge profond.

« Une veilleuse… »

Julia contempla l’objet, émerveillée. Cela faisait tellement longtemps qu’elle n’avait plus eu les moyens de s’en payer une. Sans hésiter, elle tendit un gros billet de 100 dollars à l’homme. Celui-ci, ravi, lui glissa en prime un lot de 4 piles électriques dans la poche, avec un clin d’œil malicieux. Julia le remercia avec effusion, avant de se volatiliser dans la foule.

Le vieux marchand resta longtemps debout au milieu de la foule, le sourire aux lèvres, pensant à cette femme et à ce petit morceau de bonheur interdit qu’elle venait d’offrir à sa fille, en dépit de la loi.

Cette après-midi, il était fier d’avoir illuminé la vie d’au moins deux personnes dans ce pauvre monde en perdition.

Heureux de se dire que, même si les ressources naturelles n’étaient plus, on pouvait encore compter sur les ressources humaines.