Ici

Nouvelle écrite par Lola COULM

sur le thème : «Les discriminations : source de violence »

 

Mardi 5 Octobre 2024, Kaboul, Afghanistan.

« Sortez vos affaires, le cours ne va pas tarder à commencer », dit Madame A.
Je sortis mon petit carnet abîmé avec le temps, ainsi que mon crayon à papier. Le cours commença. Aujourd’hui, il portait sur la gestion des hémorragies traumatiques. Nous apprenions de nombreuses nouvelles notions, ainsi que quelques gestes de premier secours. Je pris quelques notes, mais sans vraiment y prêter attention, perdue dans mes pensées. Je réfléchissais à l’absurdité de la situation : nous prenions le risque de perdre notre vie pour pouvoir en sauver d’autres.

La fin du cours approchait, et je me préparais à sortir. Je rangeai ma feuille et mon stylo dans une poche cousue à l’intérieur de mon abaya et enfilai ma burqa, ce fardeau que je porte chaque jour un peu plus. Ces cours étaient le seul moment où j’en étais débarrassée, car nous arrivions à nous cacher. Ici, les femmes n’ont pas le droit de travailler, d’étudier, ou même de penser. Ici, les femmes pensent mais ne sont pas. C’est pour cela que nous étudions : pour être. Pour ma part, cela n’était pas ma seule ambition. Mais je n’en parlais pas, jamais. J’y pensais très fort, mais jamais un son ne sortait de ma bouche. Ici, si vous êtes une femme, s’exprimer n’est pas une possibilité.

 Le bâtiment où nous étudiions était vieux, sale et désaffecté. Les murs moisissaient, le sol grinçait, et le toit s’effondrait. Malgré tout cela, c’était le seul endroit où je me sentais bien, libre. Ici, nous apprenions. Nous apprenions pour vivre, exister, devenir. Devenir quoi ? Je ne le savais pas. Je doutais qu’une seule d’entre nous le sache.


Je me dirigeai lentement vers la sortie du bâtiment. Nous devions laisser un laps de temps entre chaque sortie pour ne pas éveiller les soupçons. Mon tour arriva plus rapidement que d’habitude et je me hâtai de sortir, même si j’aurais préféré rester. Dehors, les hirondelles volaient haut dans le ciel. Je rêvais de voler, d’être comme elles, libres. D’avoir la possibilité de fuir ce pays de patriarches en un battement d’ailes. Seulement, je n’avais pas d’ailes. Mes pensées furent soudainement interrompues par un bruit assourdissant, retentissant au loin. Je courus, aussi vite que ma burqa me le permettait. J’arrivai enfin à la scène de l’accident. Tout parut flou autour de moi. Je vis une moto, un homme, du sang. Beaucoup de sang. Trop de sang. C’était la première fois que j’assistais à une scène pareille. Mon sang se glaça dans mon corps. Un mot familier me vint alors à l’esprit : hémorragie.


Mon sang ne fit qu’un tour. Mes cours me revinrent. Je me penchai sur lui pour commencer à compresser sa plaie avec ma burqa, que je venais d’enlever. Peu m’importait, une vie était en jeu. D’un coup, l’homme hurla. Il hurla un mot encore et encore, un mot que je mis du temps à comprendre. Je pensai tout d’abord que c’était sous l’effet de la douleur, mais je compris vite que je m’étais trompée. Il criait, se débattait, m’arrachait la peau avec ses ongles. Et puis je compris. Haram. Interdit. C’était le mot qu’il criait sans s’arrêter. Ma burqa. Il refusait que je le touche parce que je ne la portais pas. Il aurait préféré mourir que d’être touché par une femme sans burqa. Mourir sans avoir commis de péché, ou presque. Mourir ici, à mes genoux. Mourir ici, par respect de la tradition. Mourir ici.
Je sentis sa respiration ralentir, ses yeux se fermer. Je regardai autour de moi. Personne. Le conducteur de la voiture qui l’avait percuté avait pris la fuite. Il ne restait plus que cet homme gisant sur le sol à mes genoux. C’était lui et moi. Moi et lui. J’essayais de le garder conscient en lui posant des questions auxquelles il ne répondait pas. J’essayais de mon mieux en attendant les secours. Il me pria d’ôter mes mains de son corps. Mes doigts étaient son dernier rempart contre la mort. Il le savait. Et pourtant, il me demanda de les ôter.