Vu d’en haut

Nouvelle écrite par Lise DEPRAZ

sur le thème « Accaparement des terres, expulsions forcées : une négation des droits »

 

(A lire avec la musique Luminary de Joël Sunny)

La brise souffle dans mes oreilles, je danse, je tourbillonne. Ce grand et beau labyrinthe qu’est la forêt, s’étire et se déroule sous mes pieds, en une harmonie de chants et de rumeurs lointaines, amenés jusqu’à moi par la brise légère.

Ces échos s’enchaînent et se mélangent, mais l’un d’eux attire mon esprit et me happe, m’attire dans sa direction. La clameur se précise, à mesure que je m’approche de sa source. Les origines de ce tohu-bohu se démultiplient.

Tout à coup, je découvre une scène qui m’interpelle : depuis ma cachette, je suis témoin d’une danse insolite menée par un homme à plumes, entouré de ses semblables, tous coiffés de façon identique. Ils se trémoussent au centre d’une construction de bois ronde ; je crois me souvenir qu’ils appellent shabono cette sorte d’habitat. C’est ici que ce peuple vit, caché de tous, à l’abri des regards et des turbulences du monde… enfin, c’est ce que je croyais…

Depuis cette rencontre qui m’a surpris, je viens observer ces autochtones, les Yanomamis, tous les jours, ou presque. Je découvre leurs habitudes de vie, ce qu’ils mangent, comment leur progéniture s’égaye dans la jungle sombre et profonde, sans même frissonner.

Un soir, alors que j’observais un étrange manège au sein de leur petite communauté, bien caché dans les fourrés, je remarquai celui qui paraissait être le représentant de cette tribu. Il paraissait tourmenté et semblait profondément réfléchir à une attitude à adopter. Il disparaissait de ma vision quelques instants, puis réapparaissait dans l’ombre de la canopée. Au loin, le soleil se couchait et le ciel se parait de mille nuances orangées.

Une deuxième personne émergea de la pénombre. Je captai alors des bribes de la conversation animée des deux indigènes :

«………nécessaire de réagir……dangereux….

– Nous ne pouvons…………de soutien………international

-…….orpailleurs…….se révolter…….

-…..ne peux…….Bolsonaro…….aucun droit……procès du cadre temporel »

Après cette discussion qui me parut obscure, les deux Yanomamis se séparèrent et retournèrent vaquer à leurs occupations, mais leurs mines soucieuses ne m’échappèrent pas. J’observai aussi avec plus d’attention les visages des autres indigènes et je remarquai désormais leurs yeux alertes, leurs sursauts inhabituels dès lors qu’un son résonnait dans les épaisses frondaisons de la forêt. La nuit tomba et les ténèbres s’écoulèrent, mais lorsque l’aube se leva et que je rejoignis le village au matin, je fus témoin d’une frénésie sans précédent. Tous les habitants s’agitaient, le village semblait à la veille d’un grand bouleversement. Je parvins à comprendre qu’ils entamaient un périple en direction de la capitale brésilienne, Brasilia. Ils se rendaient à la Cour Suprême, afin d’assister à un procès et d’influer sur son dénouement. Je commençai à comprendre le sens de la conversation mystérieuse que j’avais saisie la veille. Ils évoquaient un « procès du cadre temporel ». Malgré tous mes efforts, je ne parvins pas à deviner quelles seraient les répercussions de cette instance.

Le lendemain, je suivis de loin le cortège qui s’élançait du shabono vers son avenir. J’avais fini par comprendre ce qu’était le jugement dont ils parlaient tous. Je savais désormais pourquoi ce peuple se sentait tant concerné ; son avenir était en jeu. Ce procès reposait sur une thèse créée dans les années 2000 : la thèse du « cadre temporel ». L’état ne reconnaissait officiellement les terres indigènes que si les peuples autochtones qui les occupaient les avaient revendiquées lors de la déclaration de la Constitution du Brésil, en 1988. Or, cette Constitution ayant été mise en place à la suite d’une dictature, les tribus n’avaient, pour la plupart, pas effectué les démarches administratives exigées ; elles ne pouvaient donc pas réclamer des territoires qu’elles n’étaient pas autorisées à occuper.

J’aurais aimé observer de mes propres yeux la résolution de ce procès, mais je ne pouvais quitter la forêt amazonienne, elle qui m’a vu naître et dans laquelle je savourais tant la vie qu’elle m’avait offerte… Cela faisait une éternité que je n’avais pas chassé et, pendant la longue marche de ces habitants de terres en sursis, je quittai la région pour trouver une zone propice à la traque de mes proies favorites. Pendant plusieurs jours, je poursuivis un jaguarondi, qui se cachait habilement dans l’ombre de la sylve, mais cela ne fit que retarder l’instant où le couperet de la mort s’abattit sur lui. Après cette traque fructueuse, je décidai de découvrir la zone où le félin m’avait conduit : je découvris les reliefs imposants et les habitants de ce coin de forêt luxuriante. Je me promenai, explorai la nature que je connaissais si bien et qui pourtant m’impressionnait toujours autant ; j’admirai de magnifiques champignons, qui ne se dévoilaient que de près ; je contemplai des plantes extravagantes, des arbres majestueux dans lesquels jouaient et criaient des singes ; je regardai des oiseaux colorés s’ébattre entre les troncs de toutes tailles ; je m’émerveillai devant des grenouilles toxiques, devant des insectes qui dévoraient le bois mort. Et c’est avec un peu de regret, qu’après ces magnifiques semaines de découvertes et d’émerveillements, je pris le chemin du retour. J’étais toutefois impatient de retrouver mes amis Yanomamis et d’apprendre la conclusion de ce procès qui avait de tels enjeux pour eux.

Plus je m’approchais du shabono, plus j’éprouvais un pincement, au plus profond de mes entrailles ; je pressentais que quelque chose n’allait pas. Un brouillard épais et âcre m’entoura peu à peu, ses volutes s’enroulèrent en douces courbes, conférant un air mystérieux, et bien trop calme, à la forêt, qui ne paraissait plus aussi accueillante et qui cachait ce que je redoutais. L’atmosphère énigmatique des lieux ne me rassurait pas et je m’avançai en silence vers ce buisson qui m’avait si souvent servi de poste d’espionnage. Je commençai à distinguer la forme caractéristique de l’unique maison des Yanomamis, sans toutefois percevoir le moindre mouvement. La tristesse m’enserra le cœur, lorsque je sentis l’odeur du sang et de la mort qui rôdait. Un soudain souffle d’air chassa pour un temps le brouillard qui cachait la scène de boucherie que je découvris effaré : au centre du shabono, je vis un immense bûcher, encore fumant, qui dégageait une odeur de chair grillée, et des restes d’os, quelques crânes. Je compris vite à qui ils appartenaient. L’ensemble dégageait une odeur qui me montait à la tête.

Je décidai de prendre mon envol, pour m’éloigner de cette barbarie et observer la scène depuis le ciel. C’est lorsque je pris de la hauteur que je découvris l’étendue des dégâts : à quelques centaines de mètres du village, une coupe rase avait dévasté la forêt, une mine à ciel ouvert déchirait les entrailles de la terre ; des ouvriers fourmillaient au centre de cette carrière. Je fus à la fois rassuré et dévasté d’apercevoir aussi quelques Yanomamis. Des chercheurs d’or, brutaux et sans pitié, les avaient condamnés à s’incliner devant eux et à leur obéir, en profitant de leur nécessité à se nourrir et de leur envie de survivre. Toutefois, ils avaient été dépossédés de ce qui leur importait le plus : leur territoire et leur liberté.

Autour de ce site, qui fragmentait une partie de ma belle forêt qui se mourait à petit feu, un rayon de désolation s’étendait sur plusieurs kilomètres : animaux morts et arbres condamnés, à cause du mercure et autres produits chimiques utilisés dans cette exploitation…

La brise soufflait dans mes ailes, entre mes plumes, tandis que je quittais ce lieu de mort et de désespoir qui, jusqu’à récemment, abritait tant de vie. Je fuis l’odeur de la fumée âcre, qui m’emplit les nares ; je fuis la mort que les humains traînent avec eux, partout où ils vont. J’emporte avec moi ma tristesse, bien loin de ce tombeau et de cette prison à ciel ouvert.

Je sais à présent que rien n’est éternel et que la joie et le bonheur sont fugaces. C’est le fardeau de l’espèce humaine, pourtant dotée de tout pour survivre, mais qui n’écoute que sa cupidité et qui se détruit, entraînant avec elle les autres espèces, mais aussi la Terre et tout ce qu’elle compte de beauté.