Vérité subjective

Nouvelle écrite par Corentin BESEROVAC

sur le thème « La concentration des médias : un risque pour la démocratie ? »

 

Yasmina s’extirpa péniblement des décombres qui l’emprisonnaient. Partout, les cris d’agonie et les appels à l’aide retentissaient tandis que les sirènes emplissaient les rues d’une lugubre symphonie. À intervalles réguliers, des explosions soufflaient les restes carbonisés de bâtiments qui se trouvaient là. Les quelques structures qui tenaient encore étaient rongées par les flammes, au point que Yasmina ne reconnaissait même plus l’avenue où elle avait grandi. Les yeux aveuglés par les fumées et les tympans détruits par le bruit des bombes, elle ne vit ni n’entendit le drone larguer sa charge explosive à quarante mètres au-dessus d’elle.

  À quelques trois mille kilomètres de là, Samuel Lacroix fut réveillé à deux heures du matin par la sonnerie de son téléphone. À moitié ensommeillé il décrocha.

  « Allo ? articula-t-il d’une voix pâteuse

  – Monsieur Lacroix ? demanda son interlocuteur

  – Lui-même.

  – Maurice Dufour, de permanence à La Gazette. On a besoin de vous sur place.»

 

  Maurice donna quelques détails tandis que Samuel se préparait aussi rapidement possible. En tant que rédacteur en chef à La Gazette, c’était lui qu’on appelait lorsqu’un évènement important nécessitait une couverture médiatique immédiate. Après être arrivé au siège du journal, il monta à l’étage de la rédaction où il trouva les membres de son équipe déjà présents. Il les réunit et leur expliqua pourquoi ils se retrouvaient ici à une heure si matinale. L’Azmara venait d’attaquer le Kadhimistan, sur une ville de la zone frontalière, faisant près de six-cents morts dont une importante partie de civils. La Gazette disposant d’un contact sur place, on se dépêcha de l’appeler. Selon lui, l’Azmara avait commencé par envoyer une centaine de roquettes, affolant la DCA sur place. Un essaim de drones était ensuite apparu et avait détruit les installations militaires kadhimistanes présentes, touchant au passage un quartier résidentiel. L’état-major du Kadhimistan avait immédiatement réagi et avait envoyé des renforts pour organiser l’évacuation de la zone. Le reste, leur correspondant ne pouvait pas leur dire, car tout s’était déroulé très rapidement et la situation restait assez floue. L’équipe de rédaction se mit au travail. Quelques minutes passèrent avant qu’une secrétaire ne vienne voir Samuel, lui annonçant que le directeur général souhaitait le voir. Il se rendit donc dans le bureau du directeur, curieux de ce qui l’attendait.

 

  « Monsieur le directeur, vous vouliez me parler ?

  – Ah, monsieur Lacroix. En effet, je dois m’entretenir avec vous à propos de ce que vous allez écrire sur l’offensive de l’Azmara, mais je vous en prie, prenez une chaise.

  Samuel s’assit et attendit la suite.

  – Alors, où en êtes-vous pour le moment ?

  – Pour le moment, nous nous en tenons à la retranscription du témoignage de notre correspondant. Nous attendons des chiffres et l’avis de professionnels avant d’aller plus loin, répondit Samuel.

  – Très bien, c’est ce qui était attendu de votre part, soupira le directeur. Cependant, compte tenu de l’importance de notre façon de décrire la situation, je vais être clair avec vous. Vous n’êtes pas sans savoir que le généreux philanthrope qu’est notre PDG, Vincent Dubois, a notamment fait fortune dans l’armement. Un de ses principaux clients étant l’armée régulière de l’Azmara, nous nous devons de taire leurs activités les moins glorieuses. J’espère que vous saisissez l’importance de ces consignes…

  – Donc on va cacher un drame humain au profit d’un salaud dans son bureau doré ? On va mentir sur la mort de centaines d’innocents ? s’énerva Samuel.

  – Il ne s’agit pas de mentir monsieur Lacroix, simplement d’omettre une partie de la vérité, lui répondit le directeur. Et j’ai autant confiance en vos méthodes de rédaction qu’en la compréhension que vous avez des risques encourus en cas de désobéissance.

  – Qu’est-ce que ça veut dire ça ? s’exclama Samuel

  – Eh bien, si vous refusiez de vous exécuter, je ne pourrais alors ni garantir votre place au sein du journal, ni l’intégrité de votre image, ni même votre sécurité physique. »

 

  Samuel sortit du bureau complétement défait. Il convoqua de nouveau son équipe et leur expliqua les changements à effectuer. Contrairement à ses espérances, pas un seul n’émit d’objection. Était-il le seul à avoir une conscience professionnelle, ou, ne serait-ce que de l’humanité ?

 

  Le même jour, à huit heures, parut l’édition matinale de La Gazette. On parlait bien de l’offensive de l’Azmara, mais aucune allusion à une quelconque victime collatérale que ce soit dans l’article ou dans les « posts » qui avaient été effectués en amont. Les autres médias ne semblaient pas plus au fait du massacre qui avait été commis. Il y avait bien quelques dissidents, sur les réseaux sociaux et dans des émissions non officielles, qui montraient l’horreur que vivait une partie de la population kadhimistane en ce moment ; mais tout de suite les « fact-checkers » leur tombèrent dessus et les accusèrent d’extrémisme.

  Samuel apprit ces informations au cours de la journée et cela n’améliora pas vraiment son humeur. Il se doutait bien que ça se passerait ainsi, ça se passait toujours ainsi, mais tout de même… Les professionnels qui étaient censés intervenir dans les plateaux avaient été remplacés par des comédiens bas de gamme, les philosophes et géo-politologues avaient cédé la place à quelques abrutis issus de la télé-réalité, toute remise en cause était immédiatement décrédibilisée, bref, le refrain habituel. Le pire, ce n’était pas l’évident parti pris des médias, c’était les gens. Ils gobaient tout sans poser de question. C’était donc si difficile de se poser des questions ? Samuel avait toujours pensé que la vérité était unique, qu’il s’agissait d’un principe physique. Il se rendait maintenant compte que la vérité était ce qui était diffusé à la télé et dans les journaux, ce qui s’affichait dans les fils d’actualités des réseaux sociaux contrôlés, ce qui ne trouvait pas de contre-argumentaire officiel, ce qui plaisait à quelques individus qui complotaient en buvant du champagne…