Nouvelle écrite par Elise GASSE
sur le thème « Accaparement des terres, expulsions forcées : une négation des droits »
Chère Hortense, nous sommes le mercredi vingt-cinq novembre deux-mille-trente et je prends encore ma plume pour écrire tout ce que je ne peux plus te dire depuis déjà cinq ans : l’odeur fraîche de la rosée et des fleurs colorées de la clairière le matin, le chant des oiseaux, les montagnes qui nous entourent et nous cajolent. Voilà ce qui m’a fait tomber amoureux de ce village la première fois que je l’ai vu. Ensuite il y a eu toi, tes cheveux aux couleurs coucher de soleil, tes yeux rieurs et taquins et tes éclats de rire brisant les moindres fragments de tristesse à des kilomètres. C’est lorsque je t’ai vue traverser le chemin en courant avec ta sœur que j’ai su. Su que j’allais passer ma vie ici, construire la plus belle des maisons avec les plus belles pierres de la région. Construire le plus beau des jardins avec des fleurs que l’on ne voit que dans ces beaux livres de sciences à la bibliothèque. Ces fleurs avec des noms imprononçables. J’aime à me rappeler les soirs d’été où nous passions des heures à arroser les légumes, avec lesquels tu cuisinais des plats réconfortants pendant que l’on se racontait les mêmes histoires sur notre enfance et celle de notre petit Pierrot. Je nous vois encore parfois courir partout dans la maison après Pierre, du chocolat partout sur le visage, riant à gorge déployée, montrant fièrement les dents qu’il avait perdues avec la fleur de l’âge. Voilà que je me perds encore dans mes pensées. Si j’ai pris le temps de t’écrire aujourd’hui, c’est pour te parler d’eux ; tu sais, Hortense, ils sont revenus, m’ont encore fait une nouvelle offre, plus obscène que les autres. Ils menacent de me chasser de force, mais je te promets que pour notre amour, notre fils et tous nos souvenirs, je ne les laisserai pas faire. Jamais. Comme je te l’ai promis, aujourd’hui encore j’ai planté un nouveau rosier Perle d’Or pour notre anniversaire. Ceux que tu aimes tant, je suis pressé de voir sa floraison dans trois ans. J’espère que tu le verras d’où tu es.
Ma belle fleur, aujourd’hui dimanche dix-sept janvier deux-mille-trente et un, il pleut et la couleur du ciel affecte mes émotions. Je pense à toi, à ces années que l’on t’a retirées et parfois je pense à te rejoindre, que ma vie serait plus simple avec toi là-haut. Puis je repense à cette promesse que je t’ai faite d’entretenir notre jardin et notre potager. Hier j’ai retrouvé ton vieux livre de recettes entre des livres d’horticulture que tu m’avais offerts et j’ai fait tes lasagnes aux légumes d’automne. Je te mentirais en te disant que je n’ai pas pleuré en goûtant ce plat, il avait la saveur de notre amour et des années de tendresse que l’on a pu partager ensemble. Je n’aime pas faire ça, crois-moi mon Hortense, mais je n’ai pu garder mon calme, je sais que ça va arriver bientôt, ils vont détruire notre maison, je suis désolé. Ils veulent me reloger dans un nouveau quartier. Tu sais, parfois je suis rassuré que tu ne voies pas ce qui se passe ici ; notre petit village s’est transformé en une ville grise et bruyante. Camélia et Louis, nos voisins, sont partis, eux. Lui était malade et l’argent leur a permis de reconstruire une maison plus adaptée. Louis a de la chance d’avoir Camélia, je l’envie parfois. Avec ces quelques mots, j’espère que tu sauras que je me rappelle. Me rappelle toi et tous nos moments de tendresse malgré le brouillard dans ma tête qui ne fait que grandir. Je me rends compte que j’ai les idées de moins en moins claires mais toi je ne t’oublierai pas. Ton Hector qui t’aime…
Je t’écris aujourd’hui avec enthousiasme en ce samedi vingt mars deux-mille-trente et un. Pierre est venu me voir avec une surprise ce matin ! Lui et Violette, sa tendre épouse, attendent un heureux événement. Une petite fille ! Ils ont déjà choisi le prénom et ont décidé de l’appeler Rose en rapport à ta passion pour ces jolis boutons aux feuilles mi-closes qui dansent et distribuent leur garde-robe dans notre jardin les jours de grand vent. Je suis sûr qu’elle aura ton sourire malicieux ! Violette, pour l’occasion, avait préparé un gâteau de ton livre de recettes : celui à la gelée de rose. Je l’aime beaucoup cette jeune fille, elle est adorable avec notre Pierre ! Ils ont l’air heureux ensemble. J’espère qu’ils auront une longue et tendre vie sans embûches. Ils le méritent. Je dois te laisser, ça toque à la porte je reviens dans quelques instants je te le promets.
La fissure dans mon cœur grandit à chaque fois que j’ouvre la porte et les vois accoutrés de leur costume gris et de leurs paroles avides d’argent. J’ai essayé de leur dire que leurs propositions ne m’intéressaient pas mais ils n’en ont que faire, ils me proposent des sommes insultantes. Pierre s’y est mis aussi à me dire que notre vieille maison n’était peut-être plus assez en état pour moi, que c’était une occasion à ne pas rater, il dit avoir peur que je me blesse et tombe dans la salle de bain ou que je me fasse mal en tondant le jardin. Il a sans doute raison mais je ne veux pas y penser. Je t’aime mon Hortense.
Il fait froid sans toi dans cet appartement gris. Les odeurs des fleurs du jardin et les gazouillis des oiseaux me manquent. Aujourd’hui nous sommes en juin deux-mille-trente-deux, je crois. Je ne sors plus, je n’y arrive plus Hortense. C’est trop dur, les voisins n’ont pas l’air heureux et sont encore moins bavards que nos rosiers. J’espère que cela va s’arranger chaque jour, mais notre maison est bel et bien partie en poussière avec leurs immenses machines bruyantes. Nous n’avons même pas vu notre rosier grandir avec les autres. Mes voisins sont jeunes et bruyants, ils font la fête et crient dans le couloir. J’ai du mal à garder mon calme, je ne comprends pas pourquoi mais j’ai changé. Je n’aime pas la personne que je suis en train de devenir. J’ai hâte de te rejoindre. Aujourd’hui j’ai vu Pierre et Violette, son ventre s’arrondit déjà, la petite Rose se porte bien et grandit vite ! J’ai hâte de pouvoir la voir autrement que sur les petites photos bleu et noir qu’ils m’apportent. À bientôt Hortense.
J’ai l’impression de devenir fou, Hortense, je ne sais plus quel jour nous sommes et je crois que je perds le fil des saisons. Maintenant je passe le temps en regardant la télévision, les émissions qui passent sont idiotes mais je n’ai rien d’autre à faire. J’espère ne plus rester longtemps dans cette prison qui s’effondre sous mes yeux. Voir ce monde éclater me détruit, le brouillard dans ma tête, lui, me sauve ; il me permet d’oublier ce qu’on a vécu et de rendre les prochains jours moins durs. La petite Rose va bientôt naître, le ventre de Violette est énorme ! On dirait toi lorsque tu étais enceinte de Pierre. Ce changement va me faire du bien, je pourrai la promener dans sa petite poussette, jouer avec elle et l’entendre gazouiller. J’ai hâte de te revoir !
Hortense, j’ai mal, mes muscles me font souffrir et j’ai du mal à respirer. Mais malgré tout je souris. Pierre ne comprend pas. Je me sens apaisé, je ne veux plus voir le monde de débris qu’ils sont en train de créer, cela me rend donc heureux, je sais que je vais te retrouver. C’est la dernière fois que je prends ma plume alors j’en profite pour te dire que je t’aime Hortense.
Journal local
Chute du pont de la ville : Le Maire dans tous ses états !
« Ce 25 novembre 2033, les employés de la commune, venus effacer des tags sur l’un des piliers du pont, ont remarqué d’inquiétantes fissures. En cherchant l’origine de ces fragilisations, ils ont fait l’étonnante découverte d’un magnifique bouton d’un rosier très rare, le rosier Perle d’Or. »