Nouvelle écrite par Tilmann ROTH
sur le thème « La justice internationale : un outil de lutte contre l’impunité ? »
Il est huit heures du matin. Je sors de mon lit avec un mal de crâne inhabituel. Je prends mon thé à l’hôtel et je mets soigneusement mon costume pour l’occasion. Mon esprit est dans le passé, il lutte contre les cicatrices béantes et douloureuses de ma mémoire. Baudelaire aurait vu en moi une tour qui succombe sous les coups d’un bélier infatigable et lourd. Je me mets une claque, qui me renvoie à la réalité. Ma femme m’embrasse, je prends mon fils dans mes bras puis je prends la route, bien éveillé et conscient de l’importance de cette journée. Je descends et prends le taxi. Alors que ce trajet me parait interminable, à chaque carrefour, mon cœur bat un peu plus fort. J’inspire, j’expire, j’essaye de me calmer. Je vois le chauffeur dans le rétro. Le contraste entre sa journée ordinaire et la mienne me saisit. Je me demande si lui aussi a vécu l’horreur. Trop bouleversé pour lancer une conversation, je place mes mains sur mes genoux et je pose mon regard à nouveau sur la ville.
On est le 30 mai 2016, il arrive au tribunal. Il n’a pas voulu venir, on a dû l’emmener de force pour assister à son propre procès. Caché derrière son boubou blanc et ses lunettes de soleil, je n’arrive pas à le cerner. Il tente de s’échapper en vain, en criant. Cinq hommes des forces de l’ordre le maintiennent sur son siège. Des souvenirs me reviennent, mais je ne pleure pas. Tous nos efforts ont enfin payé. Je me sens fort et fier d’être ici, aujourd’hui, face à l’homme qui m’a causé tant de peines, qui m’a fait souffrir, qui a tué mes prochains, qui a violé mes prochaines. Comment a-t-il pu en arriver là ? Pourquoi a-t-il commis l’impardonnable ? À la vue de sa personne, je ne peux m’empêcher de m’interroger sur sa psychologie, sur ses motivations. Je n’en tire aucune conclusion, car il m’est impossible de le décrypter. Mes sourcils se froncent. Je scrute la salle et ses avocats ne sont pas là, sa défense est absente. Il ne s’exprimera donc pas. L’histoire n’aura jamais sa version des faits. Son point de vue restera inconnu. Il remet ainsi en cause la légitimité du procès. J’en suis profondément déçu. Moi qui voulais tant l’entendre parler, je vais devoir me contenter de sa passivité et de son regard que je sais vide derrière les verres teintés de ses lunettes.
Je suis Clément Abakar. J’ai été arrêté par la police politique la veille de mon départ pour l’Allemagne, où j’aurais poursuivi mes études. Ils m’ont dit qu’ils avaient quelques questions. On est parti et j’ai vu ma famille pour la dernière fois avant quatre ans. Les soi-disant questions n’ont pas été posées, et je ne sais toujours pas pour quelle raison j’ai été arrêté. Tous les matins, je me réveillais avec l’odeur des cadavres dans une des cellules des nombreuses prisons du Tchad. Nous étions enfermés en souterrain, dans une ancienne piscine, telle une étable, à deux pas de la police politique. Nos cellules étaient complètement vides. Le béton était cru au toucher. Il n’y avait pas de toilette, pas de mobilier, strictement rien. La seule fenêtre était minuscule. On nous entassait dans les petites pièces. L’air sec asséchait mon nez, ma gorge et mes poumons. Nous étions beaucoup trop serrés et la chaleur des dalles était insoutenable, les températures pouvaient atteindre 45 degrés en journée. Chaque respiration devenait un supplice. Tous les jours, je voyais plusieurs de mes camarades mourir de déshydratation ou d’infection devant moi. Malgré le nombre de décès, les gardiens ne venaient pas récupérer les corps quotidiennement. Ils attendaient qu’il y en ait une demi-douzaine pour venir. S’il y en avait quatre seulement, ils ne venaient pas. Il nous fallait donc rester avec les cadavres. Pour profiter de leur fraîcheur relative, on dormait dessus.
Nous étions aussi torturés ; la police politique essayait de nous faire parler. Il fallait s’habituer aux cris de souffrance qui retentissaient tous les jours de la semaine, et qui retentissent et retentissent encore aujourd’hui dans ma tête. J’étais fossoyeur. Avec deux autres prisonniers, les geôliers nous emmenaient à la plaine des morts, souvent vers 3 heures du matin, car les morts étaient un secret de l’État. Les enterrements devaient donc être cachés du public. Les cadavres empestaient l’air tiède de la nuit. Il y avait environ 20 cadavres par voyage, allongés et compactés comme des sardines dans une remorque. Un geôlier désignait l’endroit où il fallait creuser et, un à un, nous les enterrions. Ils n’avaient même pas le droit à des tombes, nous devions creuser des fosses communes. Emballés dans des sacs plastiques, nous les balancions de droite à gauche avant de les balancer dans la fosse creusée. Dans le silence complet on ne parlait pas. Seul le bruit sourd du corps qui tombe retentissait dans la plaine et me remuait à chaque fois. Je frissonnais. Déjà étiquetés comme ennemis de l’État, nous étions forcés à nous plier aux ordres des gardiens. Depuis, les morts hantent mes nuits. J’ai toujours du mal à m’endormir. Parfois je me réveille plein de sueur, tremblant.
Le procès se déroule comme prévu, mais avec plus d’émotion que je n’aurais pu l’imaginer. Les témoignages poignants font tout remonter à la surface. Tous ces souvenirs que j’ai essayés d’enfouir dans la partie la plus reculée de mon cerveau. Ils ressurgissent maintenant. Mon mal de crâne revient. Je tiens bon malgré tout, je sens que la fin est proche. Je sens la liberté et la délivrance rugir, toute proche. Je relève mon menton, ma poitrine se gonfle. J’ai le regard fixé vers celui à qui je serai malheureusement lié pour toujours. Celui contre qui je me suis battu au nom de la justice pendant près de 20 ans. “On aime beaucoup étiqueter les gens, je vous dirais simplement que je suis un révolutionnaire tchadien. Et l’avenir vous dira qui je suis exactement. “ Tels étaient ses mots en 1974. Le mois dernier, étudiant à Science Po, la semaine dernière révolutionnaire, hier président du Tchad, et aujourd’hui responsable de la mort de 40 000 Tchadiens, d’actes de tortures, de blessures physiques et mentales : Hissène Habré est jugé aujourd’hui par la Cour Africaine Extraordinaire. Je m’en remets à la justice : demain il sera détenu dans la prison de Dakar.