Nouvelle écrite par Doriane LEPELLETIER
sur le thème « La justice internationale : un outil de lutte contre l’impunité ? »
Le 12 novembre 2016.
Il faisait froid cette nuit-là. Le vent lui fouettait le visage, l’air glacé lui brûlant les poumons. Waleed se tenait seul, debout sur un pont à la périphérie de la ville. La seule lumière visible était celle de l’unique lampadaire présent sur le pont. Les flash-back affluaient. Il voyait le visage des hommes, tordus, comme défigurés par la terreur. Des femmes et des enfants courant de tous les côtés, les uns trébuchant sur les autres. Et puis les soldats, ils étaient là eux aussi, la source de tous ses cauchemars. Il trembla, les horreurs de cette nuit ancrées au plus profond de son être. Je veux que ça s’arrête, pensa-t-il, je ne peux plus vivre dans la peur. Il s’approcha alors de la barrière du pont. Juste un simple pas. Difficilement, il l’enjamba, ne se tenant plus que sur la fine bordure de la barrière. Il allait le faire. Il allait sauter, mettre fin à toutes ses douleurs. Les souvenirs ne le hanteront plus.
Soudainement, il entendit un homme crier : « Hé, qu’est-ce que vous faites ? ». Waleed ne répondit pas.
« – Monsieur ?!
– Passez votre chemin ! » cria-t-il, la voix brisée par le désespoir.
– Vous ne pouvez pas faire ça, vous savez, je suis sûr que vous avez une famille, des amis, qui ne veulent pas vous perdre. Pensez à eux. » Waleed fut traversé par un éclat de rire et répliqua, cynique.
« – Ah oui?! Vous pensez vraiment?!? » L’inconnu, ne comprenant pas l’emportement du jeune homme, surenchérit :
« – Oui, j’en suis certain.
– Et qu’est-ce que vous en savez-vous, de ce que ma famille pense? Vous ne connaissez pas ma vie.
– Aidez-moi à comprendre alors.
– Très bien! », Waleed commençait à s’agacer de l’audace de l’homme. Croyait-il vraiment qu’il pouvait s’immiscer comme ça dans la vie des gens ? Il se tourna vers lui : «Connaissez-vous la douleur de perdre quelque chose qui vous est cher? La vraie douleur, celle qui vous prend les tripes et que l’on sent jusqu’au plus profond de soi-même! Celle qui vous empêche de bouger, qui vous rend incapable de crier à plein poumon pour exprimer votre détresse. Voir toute sa famille perdre la vie devant nos yeux, rejetés au rang de bêtes pour satisfaire la colère de personnes inhumaines. Et rester là, pétrifié. A ce moment-là, on se sent capable de faire n’importe quoi juste pour faire taire cette voix dans notre tête qui nous dit qu’on est lâche ; que ça y est, on est seul au monde. Vous connaissez cette douleur-là, vous??? »
Silence.
Étrangement, l’homme ne répondit pas, comme profondément touché par les mots du jeune homme. Waleed ne comprit pas, ne voulant pas se dire que pour une fois en sept ans, un homme l’écoutait enfin, lui laissant l’opportunité de crier sa douleur sans lui demander ses papiers ou de partir, effrayé de voir à quel point sa douleur était destructrice.
« – Eh bien ? Vous ne dites rien !!! »
L’homme sourit, d’un sourire unique exprimant toute la sympathie qu’il éprouvait envers le malheureux. Un de ces sourires que l’on esquisse malgré nous lorsque l’on reconnaît l’un de nos pairs. L’homme prit son temps pour observer celui qui se plaçait en face de lui, sa vie ne tenant plus qu’à la fine bordure du pont. Il reconnut en lui le désespoir si familier qui emplissait le cœur des hommes durant la guerre qui ravagea son pays.
Il parla enfin. « Tu n’es pas coupable d’être toujours en vie. » Waleed se redressa, surpris de l’effet de ces simples mots. En l’espace d’un instant, un poids immense quitta ses épaules. Le nœud dans son ventre semblait s’être enfin détendu, comme si pour la première fois il s’autorisait à respirer à nouveau. Ce dernier parla à nouveau après quelques instants :
« – Quel âge as-tu?
– 20 ans, répondit Waleed, toujours méfiant.
– Et tu es soudanais.
– Comment avez-vous …
– L’accent. Tu étais là pendant la guerre au Darfour.
Ce n’était pas une question et pourtant Waleed acquiesça. L’inconnu reprit :
« – A cette époque… Je me souviens encore des cris, des visages effrayés. Les villes brûlant sous mes yeux. Le désespoir et la colère présents dans l’atmosphère. Chaque nuit les souvenirs reviennent me hanter. »
Waleed n’en revenait pas. Cela faisait plus de sept ans qu’il se sentait seul, perdu au milieu d’une foule ne connaissant que la simplicité de la vie citadine. Comment pouvait-il s’intégrer alors que personne ne pouvait juste imaginer ce qu’il avait pu vivre? Certains essayèrent bien sûr, mais jamais pour bien longtemps. Il avait pourtant suffi à cet homme de quelques secondes pour le faire retrouver ce sentiment d’appartenance. Un élan d’émotions envahit Waleed. Il fondit en larmes.
« – Je suis… je suis dé… désolé. Je ne veux pas…
– Je sais, tout va bien se passer maintenant. Je suis là, lui répondit calmement l’inconnu, tout en s’approchant de la barrière. Il va falloir que tu passes de l’autre côté. Viens, prends ma main. »
Avec l’aide de l’inconnu, Waleed enjamba la barrière, tremblant. Ses yeux étaient rougis par les larmes qui continuaient de couler sur ses joues. Ils restèrent là de longues minutes, Waleed pleurant et l’homme se tenant à ses côtés.
« – Maintenant, dit ce dernier tendrement, où vis-tu?
– Hum… hésita Waleed, je ne veux pas rentrer chez moi pour le moment.
– Oh, bien sûr! Allons nous balader.
– Puis-je juste demander, comment vous vous appelez ?
– Al… euh Tariq. Et tu peux me tutoyer tu sais.
– Oui désolé. Vous… tu es bien sûr que ça ne te dérange pas de passer la soirée avec moi?
– Je crois que nous en avons tous les deux besoin. » le rassura Tariq.
Ainsi, ils passèrent leur nuit à se balader dans les allées du parc non loin de là, se rassurant l’un l’autre par leur présence. C’était comme la rencontre de deux âmes sœurs, leur traumatisme passé les rapprochant, leur permettant de se comprendre dans leur douleur sans même parler. Ils discutèrent inlassablement, ouvrant leur cœur pour la première fois depuis longtemps.
Les semaines passèrent, Waleed et Tariq continuèrent de se voir quotidiennement. Ils apprirent à se connaître et formèrent très vite un lien fort. Waleed était heureux de pouvoir enfin se confier sur ce qui l’avait traumatisé depuis tant d’années. Se sentir écouté était la plus belle chose qui lui était arrivée. Un jour que Tariq et lui s’étaient retrouvés dans un café, Waleed lui demanda s’il l’accompagnerait voir un journaliste l’après-midi suivant.
« – Il m’a contacté il y a quelques jours, me demandant de témoigner pour son ouvrage sur le conflit au Darfour. Si je ne peux pas encore voir les coupables punis par un procès, peut-être qu’informer les gens serait déjà un bon début, expliqua-t-il d’une voix triste. J’ai besoin que les gens reconnaissent ce qui m’est arrivé ; ce qui nous est arrivé.
– Un procès? , lui demanda sèchement Tariq, tu veux un procès? »
Waleed s’étonna : « – Bien sûr, je ne veux pas que les meurtriers qui ont tué ma famille s’en sortent indemnes. Ils doivent payer !
– Je suis désolé je dois y aller.
– Quoi ? Pourquoi, quelque chose ne va pas ?
– Je suis en retard pour le dentiste. »
Waleed ne comprenait pas, Tariq ne lui avait jamais parlé d’un rendez-vous.
« – Et le témoignage, tu viendras hein ?
– Non! Je ne peux pas j’ai déjà… un truc de prévu. » Le jeune homme ahuri regarda Tariq s’en aller précipitamment, ne comprenant pas ce qu’il venait de se passer.
Le lendemain, Tariq ne vint pas à leur rendez-vous. Ni le surlendemain. Ni les jours d’après.
Le 5 juin 2023.
Waleed avait les paumes moites, angoissé à l’idée d’entrer. Il se tenait devant le tribunal. Aujourd’hui était un grand jour puisqu’un des principaux responsables du meurtre de sa famille serait jugé. Waleed avait été contacté pour être témoin, à la suite de son interview avec le journaliste, près de 6 ans plus tôt. Il était impatient à l’idée d’enfin obtenir justice mais redoutait aussi de se retrouver face à face avec un de ses agresseurs. Peut-être qu’il le reconnaîtrait. Prenant son courage à deux mains, il entra dans le hall d’entrée. On lui indiqua où il fallait qu’il attende.
Au bout de 15 minutes, une envie pressante le prit, si bien qu’il dut se mettre en quête de toilettes. Un homme se tenait déjà là dans le couloir. Et telle ne fut pas sa surprise quand il reconnut qui c’était ! « – Tariq?! » Ce dernier se retourna, affichant un air surpris.
« – Mais oui c’est bien toi ! Ça fait des années que je ne t’ai pas vu !!!
– Waleed, lui adressa sèchement Tariq. Que fais-tu ici ?
– Je… tu n’es pas content de me voir ? Je suis là pour le procès sur les crimes de guerre commis par un certain Ali Muhammad Ali Abd-Al-Rahman mais ça doit être la même chose pour toi.
– Je vois. Je ferai mieux d’y aller.
– Mais cela fait des années que nous ne nous sommes pas vus, je ne sais toujours pas pourquoi tu t’étais fâché il y a 6 ans !
– Monsieur Kushayb, nous devons y aller. »
Ce qui se passa ensuite prit Waleed au dépourvu : l’homme ayant juste pris la parole était en fait vêtu d’un uniforme de police. S’approchant de Tariq, il lui passa les menottes. Ils s’en allèrent sans se retourner une seule fois vers Waleed. Défait, le jeune homme retourna alors dans la salle d’attente, plein de questions sans réponses.
Près d’ une heure plus tard, le procès commença.
« – Veuillez faire entrer l’accusé. » dit le procureur. Un silence se fit alors dans la salle pendant que… non, ce n’est pas possible …Tariq rentra dans la salle. Le juge reprit.
« – Bonjour à tous. Nous sommes le 5 juin 2023 et ceci est le procès de Monsieur Ali Muhammad Ali Abd-Al-Rahman, commandant supérieur des Janjawids, connu sous le nom d’Ali Kushayb. Il est ici jugé pour crimes de guerre commis entre août 2003 et avril 2004 au Darfour, Soudan. »
Et soudain, tout fit sens.