L’étincelle toujours vivante sous les strates de cendre

Nouvelle écrite par Manelle TAMMOURET

sur le thème « Manifester, un droit à promouvoir et à protéger »

 

Les mots de Madame Kim résonnèrent en écho dans ma tête. C’était impossible, je ne pouvais pas y croire. Je regardai en direction de Na-Tan, impassible, puis vers Lo-Ra, impassible aussi. Du haut de nos quinze ans, nous n’avions pas le droit de montrer nos émotions, sous peine de sanction.

 

C’était ainsi, nous avions tous été éduqués comme ça : avec la même idéologie ancrée dans notre tête, la même manière de penser. Pour ma part, il faut dire que je suis comme un électron libre qui, bien qu’on lui ait imposé de rejoindre le noyau, se détache pour aller où bon lui semble.

Cependant, je ne le montre pas, par peur. Je m’efforce chaque instant de rentrer dans ces moules qu’ils ont créés. Je serrais ma jupe avec ma main jusqu’à la froisser. La pensée de ce foutu gouvernement m’irritait.

Mais cette fois-ci, une autre pensée m’envahissait. Je devais agir. Il ne fallait pas que je reste là les bras croisés. Je vais trouver une solution !

La fin de la journée arriva plus rapidement que prévu. Quand je rentrai chez moi, j’affichai une expression de dégout à la vue des têtes des deux dictateurs de la lignée Kim qui trônaient. Ces deux portraits étaient les objets les plus précieux de cette maison ; leur valeur était même supérieure aux personnes qui y vivaient.

Je soupirai et me dirigeai vers ma chambre. Une fois la porte fermée à double tour, je m’installai à mon bureau et commençai à réfléchir à un plan solide. Il fallait rallier le plus de monde à ma cause. Il fallait que je fasse briller la plus petite étincelle recouverte par des strates de cendres et enfouie au plus profond d’eux. Mais j’avais espoir, je savais que je pouvais le faire. Pour cela, il fallait que je dégaine mon arme la plus puissante. Aussi puissante que les punitions données par nos professeurs. Aussi douloureuse que les marques sur mon dos. Aussi terrible que les portraits des Deux Kim accrochés en évidence dans chacun de nos foyers. Aussi révoltante que mon plan. Les mots. Telle était mon arme.

 

Le lendemain matin, la confusion régnait au lycée. Tout le monde parlait à voix-basse. Le trouble se lisait sur les visages. Quelqu’un m’attrapa par le bras. C’était Lo-Ra. Elle affichait la même expression que les autres.

– Hwang Ju-Ri ! s’exclama-t-elle. Te voilà enfin !

Elle m’entraîna dans les toilettes puis, elle ferma la porte à clef. Elle vérifia à deux reprises qu’il n’y avait personne. Puis elle sortit un papier de son sac.

 – C’est toi, n’est-ce pas ? Ju-Ri, crois-tu vraiment qu’en glissant ce fichu bout de papier dans le casier d’élèves va faire avancer les choses ? « Que nos droits soient un refrain commun » c’est ridicule, personne ne te suivra dans ton délire. Ce serait être contre les principes de la nation, contre les maîtres absolus, contre ce que l’on nous a enseigné.

– Je n’en ai rien à faire d’eux ! C’est leur faute si nos camarades meurent. Nos camarades n’ont rien fait. Ils n’ont pas le droit ! C’est injuste ! Sérieusement, ils sont arrêtés et condamnés à mort pour avoir écouté de la musique !

– Du Sud, ajouta-t-elle.

Je sentais les larmes remplir mes yeux. Lo-Ra s’approcha de moi doucement. À la vue de mon expression, son visage s’adoucit. Elle avait vu à quel point j’étais touchée par ce qu’il s’était passé. Elle me tendit un mouchoir. Je m’essuyai le visage. Elle brisa finalement le silence :

  • Je suis avec toi.

Je pouvais lire la sincérité dans ses yeux. Qu’est-ce qui lui avait fait changer d’avis ? L’amitié peut-être ? Je n’en avais aucune idée. Mais j’étais certaine d’une chose : j’avais réussi à faire briller l’étincelle. C’était déjà un très grand pas.

 

À la fin de la journée, je me rendis au local abandonné comme je l’avais prévu. J’appréhendais cette réunion secrète. Et si personne ne venait ? Et si on me dénonçait ? Je chassai ces pensées de mon esprit. J’avais espoir. Quelques curieux allaient sûrement venir!

Il faisait presque nuit. Je voyais des lumières discrètes s’agiter dans la pénombre vers le point de rendez-vous. Au fur et à mesure que je m’approchais, je distinguai plusieurs silhouettes derrière les torches des téléphones portables. Des personnes y étaient ! Plusieurs lycéens avaient répondu à mon appel. Je m’approchai avec une peur viscérale : et si on m’avait dénoncée !! La milice était peut-être là pour m’arrêter … J’entendais des voix, je les reconnaissais ! Cinq amis étaient venus avec Lo-Ra, des camarades de classes. Ils furent enthousiastes quand ils me virent.

– Ju-Ri ! s’exclamèrent-t-ils. Enfin tu es là.

– J’espère que t’as une bonne raison de nous faire sortir après le couvre-feu, dit l’une d’entre eux.

– Une bonne raison, commençai-je, oh que oui j’en ai une. Mais avant ça, j’ai besoin que vous me promettiez une chose : garder le secret. Ce que je m’apprête à vous présenter va sûrement vous choquer, aller à l’encontre de votre manière de penser. Vous allez sûrement être déstabilisés. Mais je vous demande de me faire confiance, comme moi, je vous fais confiance en vous conviant là, à cette heure-ci, pour vous faire partager mon désaccord et surtout ma haine… mais aussi mon plan. Au fond de moi, je pense que cela va marcher. Et même si cela ne marche pas, je peux vous garantir qu’on aura changé les choses, ne serait-ce qu’une infime petite chose. Alors, vous sentez-vous de promettre de garder le silence et m’aider, en tant qu’amis ?

J’avais prononcé ces phrases en haletant. Je sentais un vent nouveau me porter… cette sensation je ne l’avais jamais ressentie. Ils restèrent perplexes à la vue de cette partie de moi qu’ils ne connaissaient pas. Pour eux, j’étais l’amie timide et plutôt réservée.

Après quelques minutes de silence, To-Ma prit enfin la parole en ricanant :

  • Et pourquoi on devrait risquer notre vie, l’amitié ?

Des rires se firent entendre. Je m’approchai de lui.

  • To-Ma, To-Ma, commençai-je. C’est ta petite sœur de quatre ans qui s’est fait emmener par la milice il y a quelques mois, n’est-ce pas ? Pourquoi déjà ?

J’étais à présent à quelques centimètres de lui. Je le regardai droit dans les yeux. Lui maintenant esquivait mon regard.

– Elle ne s’était pas baissée suffisamment bas lors du salut de la statue de Kim Jong-Un lors de notre voyage à Pyongyang, déclara-t-il irrité.

– En voilà une raison pour te battre alors ! dit Lo-Ra.

Puis après quelques minutes de réflexion…

  • Moi, Seo To-Ma, te promets, Hwang Ju-Ri, de garder le secret et de t’aider, promit-il.

Tout de suite, Lo-Ra s’avança :

  • Moi, Choi Ju-Ri, te promets Hwang Ju-Ri de garder le secret et de t’aider.

Je leur souris. Les autres s’échangeaient des regards furtifs. Ils étaient tous concernés de près ou de loin par une injustice. C’est d’ailleurs pour ça que je les avais choisis.

Un à un ils s’avancèrent et me promirent de garder le secret. Je soufflai de soulagement intérieurement. Maintenant, il fallait passer aux choses sérieuses. Un pacte avait été désormais scellé entre nous.

– Comme vous le savez, nos amis vont être condamnés à mort pour avoir écouté de la musique, du Sud. Ils sont condamnés injustement. Ils ne cherchaient d’autre chose qu’à être de simples adolescents, à s’exprimer, à s’amuser. Ils vont être punis, alors que dans d’autres pays, c’est un droit. Il faut qu’on agisse, et qu’on tape fort, surtout il faut qu’on les surprenne.

Je marquai une pause. J’étais déterminée. Toutes ces années de silence, d’humiliations, d’aliénation des libertés de choisir, de faire …

– Et comment est-ce que tu comptes t’y prendre ? demanda Sa-Ra.

– Grâce à un autre droit qu’on est censé avoir, dis-je le sourire aux lèvres. Le droit de manifester. On va faire une manifestation. Et pour ça, je vais avoir besoin que vous rameniez le plus de monde, digne de confiance, à notre cause. Il faut aussi que vous soyez très attentifs à mon plan et que vous le respectiez à la lettre.

Ils étaient tous sous le choc. Seul le vent se faisait entendre. Mais je vis dans leurs yeux, une étincelle de courage. La prise de conscience s’amorçait doucement dans cette nuit obscure, et le changement à l’horizon s’annonçait grand et puissant.

 

Une semaine était passée depuis notre réunion nocturne. Aujourd’hui c’était le jour de l’exécution publique de nos amis. Un nouveau rendez-vous était fixé avec les camarades au même endroit que la semaine précédente.

Le petit groupe du début s’était gonflé … Des dizaines de personnes étaient présentes. Certains étaient venus avec des banderoles « que nos droits soient un refrain commun », d’autres avec des tambours et des haut-parleurs. Je me réjouissais de voir autant de camarades, je me réjouissais d’avoir réussi à rallier autant de monde à ma cause, je me réjouissais d’avoir réussi à faire briller la plus petite étincelle de liberté enfouie … les strates de cendres allaient être balayées.

– Comment ça marche une manifestation, Ju-Ri ? demanda un des manifestants.

– On n’a jamais fait ça nous ! dit l’un.

– Il parait que dans le Sud, ils en font tous les jours ! dit un autre.

Moi non plus, je n’avais jamais vu ça de mes propres yeux. Je suivais mon instinct, il me disait de suivre la voie de la Liberté. Maintenant, il fallait passer à l’action. Nous commencions à écrire l’Histoire.

Nous nous dirigeâmes alors vers la place où nos camarades devaient être exécutés. J’ouvrais la marche tenant la grande banderole. J’entendis les bâtons retentir sur les tambours pour jouer un air familier. Nous connaissions tous cet air. C’était le Airang. Quelques-uns d’entre nous commençaient à fredonner les paroles. Le fredonnement devint de plus en plus fort pour se transformer en une seule et unique voix.

Dans les rues, les gens sortaient de leurs maisons, confus. Les plus courageux d’entre eux nous rejoignaient. Lorsque nous arrivâmes au point d’arrivée, je vis mes camarades qui allaient être exécutés. Je ne pus m’empêcher de lâcher un cri quand je vis leurs visages presque méconnaissables. Ils avaient été torturés. Leurs plaies n’avaient pas pu cicatriser. Leur sang coulait petite goutte par petite goutte sur le sol.

Les policiers hagards étaient surpris par notre venue. Tout comme les autres imbéciles qui représentaient la justice et le gouvernement.

Les manifestants munis d’un haut-parleur criaient notre hymne.

J’aperçus le gouverneur faire un signe aux policiers. Très vite, les policiers chargèrent leurs armes. Et se ruèrent vers nous. Ils tirèrent de tous les côtés. Leurs balles touchèrent plus de la moitié des manifestants. La foule s’éparpilla. Moi, je me ruai vers nos camarades ensanglantés dont les corps jonchaient le sol. Des cris de douleurs, des cris d’effroi… le sang… la peur… la confusion… Nous n’avions même pas eu le temps de nous exprimer.

Je sentis une douleur à mon tour…tout valsait …un bruit sourd dans mes oreilles …des images qui défilaient …une balle m’avait touchée. Elle m’avait touchée dans le ventre. Je tombai sur ma camarade qui me rattrapa.

  • Ju-Ri, cria-t-elle.

Je hochai la tête. J’étais incapable de parler, la douleur était trop forte. Ma vue se troubla petit à petit. Le son assourdissant des balles se faisait entendre de tous les côtés de la place. Alors tout était vain ? Tous nos efforts ? Tous nos sacrifices ?

 

Je distinguai alors une petite fille qui s’approcha de moi, tenant quelque chose à la main. Plus elle s’approchait, plus ses traits se précisaient. La mort était venue me chercher… Elle me tendit une arme. Voulait-elle que je tire sur quelqu’un ? Ou peut-être sur moi ? C’était la manière de la mort de prendre ma vie ?

Je pointai l’arme. Et tirai.