Confession d’une illettrée

Nouvelle écrite par Anna GILBERT

sur le thème « Le numérique, créateur d’inégalités »

 

Je m’appelle Joëlle. Je suis née en 1949, j’ai 73 ans et je vis en 2022.

Pour mes 60 ans, mon mari et mes enfants m’ont offert un ordinateur portable. Treize ans plus tard, il est toujours opérationnel. Parce que personne d’autre que mes enfants et mes petits-enfants ne s’en sert et qu’ils font de temps en temps ce qu’ils appellent des « mises à jour ».

Je n’ai aucune idée de ce que c’est. Pour moi, c’est un appareil inutile.

J’ai vu l’informatique arriver au milieu des années 90.

Mes enfants étaient en études supérieures et leurs divers mémoires ou devoirs devaient être dactylographiés et envoyés par « mail ». Pour moi, un « mail », c’est une allée bordée d’arbres dans les villes…Dans les dictionnaires d’aujourd’hui, je pense que ce n’est plus que la définition numéro 2 ou 3. Pour presque tout le monde, c’est un courrier électronique.

Mon mari était professeur de français dans un collège, il avait découvert les ordinateurs et internet dans le cadre de son travail, et il a commencé à utiliser et explorer ce nouvel outil dans la chambre de son fils. Rapidement, il en a acheté un pour lui-même.

Il était passionné de photos et il a vite remplacé son appareil argentique par un numérique, il s’est amusé à faire des montages photos et vidéos.

Il y passait tellement de temps que ça m’énervait. Surtout le bruit agaçant du « tic-tic-tic » de ses doigts sur le clavier qui m’empêchait de lire tranquillement.

Ensuite, tout a été très vite. Je m’étonnais de ne plus recevoir les factures, les impôts, mes fiches de paye dans ma boîte aux lettres.

Mon mari m’a expliqué que maintenant tout se faisait « en ligne ».

Pour moi, une ligne c’est une droite sur laquelle les mots s’alignent. Encore ce jargon auquel je ne comprends rien.

Mais il paraît que c’est l’avenir, que c’est plus pratique. J’ai laissé faire, ça ne m’intéressait pas. Il a bien essayé de m’expliquer, rien à faire. Au bout de cinq minutes, mon cerveau décrochait. Je retournais à mon livre.

 Moi, j’ai été institutrice en école maternelle. La révolution informatique ne passait pas les portes de ma classe. La directrice de mon école a dû « s’y mettre », pour faire le lien avec les parents d‘élèves qui maîtrisaient cette nouvelle technologie, et avec notre hiérarchie.

Je suis soulagée d’avoir été à la retraite avant qu’on ne m’oblige à me « mettre à jour» moi aussi.

Et puis c’est arrivé.

Mon mari est décédé. J’avais 67 ans.

Au-delà du deuil, un décès c’est aussi beaucoup de paperasse. Sauf que cette paperasse était dans l’ordinateur. Même pour recevoir l’acte de naissance de mon mari, c’était encore un mail, un « PDF » que je devais renvoyer aux gens qui me le demandaient.

Je ne sais pas comment j’aurais fait sans mes enfants. Ils ont remis en route mon vieil ordinateur qui avait sept ans mais était flambant neuf. Ils ont fait les démarches. Et je me suis dit qu’il fallait qu’ils prennent la mesure de mon ignorance.

Je suis une femme de papier. J’aime les livres, recevoir mes factures par la Poste, les payer en rédigeant des chèques, tenir mes comptes sur des vieux cahiers d’écolier, rencontrer les gens quand j’ai besoin d’aide.

J’utilise des annuaires, des dictionnaires, des cartes routières, j’appelle les renseignements si besoin (autrefois, c’était le 12 au téléphone, je ne sais même pas si ça existe encore.).

J’ai eu de la chance. Je vis en 2022. A une époque où l’on sait encore que quelques anciens sont perdus quand on leur demande « Donnez-moi votre adresse mail ». 

J’en ai une. Mes enfants ont même fait en sorte que lorsque j’allume l’ordinateur, ma page mail soit la première chose qui s’affiche.

Très bien. Sauf que je ne dois allumer ce fichu ordinateur qu’une fois tous les 36 du mois parce que dans ma tête, ce n’est ni un réflexe, ni une habitude, ni rien. Mon cerveau ne l’a pas intégré, point.

Alors, maintenant que je devais me débrouiller toute seule (mes enfants habitent loin), il fallait bien que je trouve un moyen de continuer à être une bonne citoyenne qui paye ses impôts et ses factures. J’ai fait ce que je savais faire.

J’ai envoyé un courrier, manuscrit, plié en trois dans une enveloppe, collé le timbre (ils sont devenus affreusement chers d’ailleurs.), écrit l’adresse et je me suis déplacée jusqu’à la Poste pour envoyer mes courriers. A tous les organismes.

En expliquant que je ne maîtrisais pas l’ordinateur et toutes les démarches qui se faisaient à travers lui. Que c’était le boulot de mon mari. Qu’il était mort.

Et que s’ils voulaient être payés, ils devaient à présent m’adresser tous leurs courriers par la Poste et que je répondrais de même.

J’ai eu de la chance. Et sûrement l’appui de l’argent à payer, parce que quand les gens veulent recevoir leurs sous, ils peuvent se plier à vos exigences d’un autre temps.

Il paraît qu’il y a un nom pour les gens comme moi : des « illectronistes » ou « illettrés électroniques ».

J’ai même entendu parler d’une dame comme moi qui a attendu deux ans avant de pouvoir toucher sa retraite parce qu’elle n’avait pas d’adresse mail….

Selon une étude de l’INSEE du 25 février 2022, nous sommes 17 % de la population.

Ça représente 13 millions de Joëlle.

Je me dis que dans une vingtaine d’années, nous serons tous à peu près morts et que le terme inventé pour nous mourra avec nous.

En attendant…J’ai un livre qui m’attend !!