Popicorn

« C’est le matin. Le réveil sonne, je suis bien dans mon lit, il est chaud et confortable. J’y resterais bien un peu plus longtemps mais il faut que je me prépare pour aller en cours. Comme tous les mercredis matin, il y a des croissants qui accompagnent les tartines du petit déjeuner, avec du beurre et de la confiture. Je bois mon café, me brosse les dents et me prépare à partir pour le lycée.

Mon père est parti tôt ce matin à son travail mais avant qu’il ne parte, je l’ai senti m’embrasser sur le front pendant que je dormais. Ma mère, m’emmène en voiture. Dehors je vois les quelques arbres de la ville qui perdent leurs feuilles, l’automne est là. Heureusement j’ai pris une écharpe pour ne pas attraper froid.

Arrivé devant le lycée, je dis « bonne journée » à ma mère et je rejoins mes amis. On discute un peu, on prend de nos nouvelles et on organise la sortie de cet après-midi après les cours. On commence par français ce matin, c’est la matière où je suis le plus fort et où je me sens le mieux.

La matinée est passée vite, mon groupe de potes et moi nous retrouvons devant la grille. On a décidé d’aller manger dans un fast-food. Ensuite on ira se faire une partie de bowling, le complexe a ouvert il n’y a pas longtemps, il est à côté du cinéma. C’est là que j’ai vu mon premier film sur un de ces écrans géants, dans une grande salle avec des sièges rouges et en mangeant du popicorn[1].

Le soir arrive rapidement et mes amis rentrent chez eux après nos nombreuses parties et nos nombreux strikes ratés. Moi je rentre manger avant d’aller à mes cours de guitare. J’en fais depuis que j’ai 7 ans. Quand je joue je me sens bien : ça me plonge dans une bulle, dans un autre univers, dans mon monde. J’oublie les gens autour, mes problèmes et mes ennuis, mon esprit sort de mon corps et se laisse bercer par la musique.

A peine la porte ouverte, la délicieuse odeur du repas vient me titiller les narines. Je pose mes affaires, monte dans ma chambre et m’installe à mon bureau pour faire les devoirs des jours à venir. Ma mère m’appelle pour manger, le repas est délicieux, puis nous discutons de notre journée, je parle de mes contrôles qui se sont bien passés et de ma superbe sortie avec mes amis.

Vient le moment où je prends ma guitare pour aller à mes cours, j’ai de la chance, le conservatoire se trouve à cinq minutes de chez moi. Sur le chemin je vois une pancarte qui annonce la prochaine fête foraine dans la ville, il va falloir que j’y aille avec mes amis. Le froid se fait ressentir, vivement le chaud des salles de musique. Une ambulance passe et…. me ramène à la réalité. »

 

L’ambulance n’est pas passée loin de la ruelle où je me situe. Je m’arrête d’écrire. Ma guitare est posée sur mes jambes allongées, je m’en sers de support pour écrire sur mon journal. Ce journal, c’est le seul moyen de me raccrocher à cette triste et misérable vie. Oui tout ce que j’ai raconté depuis tout à l’heure est un mensonge, une vie inventée, une vie parfaite pour moi, où tout se passe bien et où le scénario qui m’a fait me retrouver à la rue ne s’est jamais produit. On pourrait me prendre pour un fou mais ça me réconforte et fait que je résiste malgré ce froid d’automne.

En réalité ma maison est une petite ruelle, elle mène à l’arrière d’un restaurant et n’a donc quasiment aucun passage, en plus je peux me servir dans les poubelles pour me nourrir. Au début on trouve ça dégoûtant mais au final, c’est soit mourir de faim, soit manger. C’est à ce moment-là que tu vois qu’être dans un pays riche permet aux gens de gaspiller comme ils le veulent. La ruelle est aussi couverte, ça me permet donc de ne pas recevoir la pluie.

Autre chance pour moi, une bouche du métro se situe dans mon coin, l’air chaud est toujours le bienvenu, j’ai mis mon sac de couchage et les cartons sur lesquels je dors juste devant, comme ça, la nuit, le froid n’est pas un problème. Les cartons que j’ai trouvés étaient déjà dans la ruelle, ils me servent de tapis de sol, j’évite le sol dur et mouillé.

Avant je rêvais de devenir auteur, d’écrire des livres, c’est pour ça que le français était ma matière préférée et que je continue d’écrire maintenant.

J’ai dix-huit ans dans deux mois, j’envisage d’essayer d’être embauché dans le restaurant près duquel je vis, je pourrais peut-être ensuite recommencer ma vie, c’est pour ça que j’essaie de tenir comme je peux. En attendant je joue un peu de guitare dans les rues de temps en temps, pour avoir au moins un minimum d’argent. Cela me rapporte peu mais c’est déjà ça. Cette guitare, ce sont mes parents qui me l’ont offerte, j’en jouais chez moi avant, au chaud. Maintenant je m’installe dans une rue et je joue. Les gens qui passent me regardent comme si j’étais un vulgaire chien errant, certains ont un regard de pitié, d’autres de haine, et rares sont les gens qui s’arrêtent pour m’écouter ou me donner une pièce.

Je n’ai pas le droit d’abandonner, je dois me relever. Heureusement que j’ai ce journal et ma guitare pour tenir. Je referme le journal et prend ma guitare pour ensuite commencer à gratter les cordes.

 

 

Le doux son me fait remonter dans le temps, je suis dans un orchestre avec des gens de mon âge. À côté il y a mon seul ami de toujours, Baptiste, il joue du violon, il se débrouille si bien. Je dois avoir onze ans et mes parents sont là parmi les spectateurs. C’est la fin du spectacle, Baptiste est venu dormir chez moi, on s’est amusés toute la nuit.

Ce souvenir-là est génial, la première fois que je vais voir un film au cinéma. Je suis avec Baptiste, il est fan de films, on s’installe sur nos sièges puis il me raconte toutes les fois où il est allé au cinéma. C’est marrant il appelle le pop-corn du popicorn.

Je continue à gratter les cordes et commence à fredonner. Je suis encore avec mon seul ami et on se trouve dans un manège de fête foraine. Je crois que c’est à ce moment, quand j’étais collé à Baptiste dans le grand tourbillon que je me suis rendu compte que les filles n’étaient pas pour moi. Je veux le dire à mon ami mais je n’ose pas.

Puis vient le jour où Baptiste m’annonce son déménagement, je me sens obligé de lui dire ce que je ressens pour lui. Malheureusement il ne me comprend pas, j’ai 14 ans et je perds mon seul ami, il déménage en me laissant seul, moi et mes sentiments pour lui.

Mes mains grattent de plus en plus vite les cordes de la guitare, mes souvenirs s’emballent… Moi à 15 ans, seul au lycée et harcelé, l’accident qui coûte la vie à mes deux parents alors que je n’ai que 16 ans, l’emménagement chez ma tante qui ne m’apprécie pas du tout, le moment où j’arrête le lycée.

Je ne sais pas à quelle vitesse vont mes doigts mais je ne peux pas m’arrêter, étonnamment le son que produit l’instrument est plutôt joli. Puis vient le moment où ma tante apprend que je suis homosexuel, on se dispute et je pars de sa maison précipitamment, avec ma guitare, mon journal, quelques vêtements et un sac de couchage. J’ai 17 ans et je me retrouve à la rue. Tout se passe si vite dans ma tête.

Le tempo se calme, je caresse les cordes à présent, je suis dehors, dans la rue, je suis pauvre et il fait froid. Mon esprit sort de mon corps et suit la musique, mais quand je vais arrêter de jouer, va-t-il redescendre rejoindre mon corps cette fois-ci ? La musique est tellement douce. Non, je ne dois pas abandonner, même s’il fait si froid, je ne dois pas abandonner.

 

 

 

[1] Pop-corn