La Presque-Morte

Mon souffle était régulier. J’avançais, pas à pas, la tête haute, comme si ce chemin me convenait. Les clameurs acerbes de la foule me parvenaient, me giflaient encore plus fort que n’importe quelle autre rixe que j’avais pu subir auparavant. Je ne voulais pas perdre pied, pas devant mes bourreaux, qui se délectaient déjà de la souffrance qui se lisait sur mon visage. Avec peine, j’accédai à l’estrade, qui surplombait tout Sfax. Le présentateur affichait un sourire narquois et seule la haine se lisait sur son visage.

«Bonsoir à tous ! Bonsoir à toute la Tunisie ! Aujourd’hui, une page de l’Histoire est en train de s’écrire, en punissant cette traîtresse pour tous les torts qu’elle a pu nous causer, à nous et à notre magnifique pays. Comme à chacune de ces cérémonies, quinze minutes seront accordées à l’accusée, bien que cela ne change en rien ni sa culpabilité ni la sentence qui lui est destinée.», tonna l’orateur, en épiant la foule d’inconnus, venus là par invitation, par envie ou tout simplement par force.  Après une pause qui sembla durer un millénaire, il daigna me regarder, ne cachant nullement le dégoût que je pouvais lui procurer. Soit. Son personnage ridicule et hypocrite ne me faisait ressentir que mépris, et je n’éprouvais donc pas plus de sympathie à son égard.

«Toi, l’accusée, viens ! » hurla-t-il, d’une voix si impérieuse je ne pus m’empêcher de le toiser avec toute la rage qui m’habitait.

Je m’approchai, calmement. Je ne savais pas par où commencer, puis, après quelques minutes d’hésitation, je me lançai dans ce qui allait être – du moins je le pensais- mon dernier récit :

  • Bonsoir à tous, m’écriai-je, avant d’être interrompue par un torrent d’exclamations que proférait la foule.

J’attendis, puis lorsque le calme se fit à nouveau, je m’exprimai avec plus de volonté, plus d’envie que jamais encore je ne l’avais fait. Ainsi, je ne laissai plus quiconque interrompre le cours de mes souvenirs :

  • Bonsoir à tous, je m’appelle Hédia et ce soir, dans cette si belle ville qui est autant la vôtre que la mienne, je tiens à exprimer ce qui sera certainement pour moi mes dernières paroles. Cela me semble si irréel, de ne plus voir d’avenir après seulement dix-huit petites années de vie. Qu’ai-je fait pour mériter cela, vous demandez-vous ? Soyez patients, chers spectateurs et chers téléspectateurs, car oui, je sais que vous êtes nombreux devant votre petit poste posé sur un meuble de votre cuisine à me juger, moi la criminelle qu’ils estiment que je suis.

Pourtant, j’aimerais vous raconter chaque parcelle de ma vie, avant que celle-ci ne soit coupée, aussi nette que ma nuque le sera tantôt par cette lame que vous admirez tous depuis le début de la cérémonie.

« Je suis née fille, ce qui ne constitue certainement pas le plus grand avantage qu’aurait pu me léguer Dieu, lorsqu’il a décidé de me donner vie.  J’ai toujours été une bonne petite fille, obéissante, et qui jouissait d’une enfance joviale, de parents aimants, qui ne m’aimaient pas moins car j’étais née fille.

Pourtant, lorsque furent soufflées mes treize bougies, mon pays devint l’hôte de terribles violences, qui perdurent encore aujourd’hui. Celui-ci en porte les stigmates ; sur les visages blêmes de ses habitants, sur les milliers de personnes qui chaque jour se ruent en dehors de cette prison, et sur toutes les brèches qui lézardent les murs,  témoins de la guerre qui s’y déroule. Ce jour-là, je ne pouvais imaginer que cela puisse avoir une quelconque répercussion sur ma vie future. Quelle naïve j’étais. Mais je ne blâme pas mon innocence, car j’aimerais tant la cueillir à nouveau.  Regardez-vous : agglutinés autour d’une presque-morte ! Ne vous trouvez-vous pas si soumis à un gouvernement que vous n’avez pas plus élu que moi ?

Je m’égare, excusez-moi. Oui, mon treizième anniversaire fut marqué par le coup d’État des frères Ennaifer, auto-proclamés « Présidents de la Tunisie », et à la tête d’un mouvement extrémiste, haïssant les étrangers, les Juifs, et surtout les femmes. Je ne puis compter le nombre de crimes dont leurs mains sont responsables.

Un matin, alors que je me rendais comme toutes les jeunes filles de mon âge à   l’école, un décret fut établi : Toute femme de quatorze ans et plus se devra d’être liée pour l’éternité avec un homme, et devra mettre un terme à ses études.

Je m’arrêtai. Les regards étaient braqués sur moi. Nul ne souriait, ne riait, ne se moquait de ce que j’avais osé dire. Seul l’orateur semblait horrifié par ma déclaration, mais il n’avait pas le droit de m’enlever ce dernier instant, cette seule liberté qui ne m’avait pas encore été ôtée. Avec courage, je continuai :

« Ce jour-là, plus qu’aucun autre auparavant, ma vie fut détruite. Le compte à rebours était lancé, un tic-tac incessant, manquant de me plonger dans la folie.

J’ai pleuré, invoqué Allah, lui ai demandé pardon pour toutes les fautes, même les plus futiles, que j’avais pu commettre. Je ne voulais pas suivre cette voie qui nous était imposée, à nous, Femmes. Mais sachez que même avant ce terrible anniversaire, je reçus de plein fouet les restrictions qui nous ont peu à peu ramenées au siècle passé. Interdiction de posséder un bien matériel. Interdiction de conduire une voiture. Enfin, exclusion de la vie politique.

N’avons-nous donc pas la lucidité de décider pour le bien de notre pays? N’avons-nous donc pas le droit d’opinion, alors que chaque jour, nous servons notre patrie, aliénées, incapables de réfléchir, mais utiles pour l’entretien des maisons et le bon déroulement du quotidien de nos très chers maris ? Silencieusement, malgré mon jeune âge, je me révoltais contre tant d’injustices. Je voulais m’échapper, mais pour aller où ? Alors, sans solution, j’ai attendu ce jour fatidique, résignée malgré moi. »

Le calme envahissait la cité, comme si elle s’était soudain vidée de toute vie. J’avais perdu la notion du temps, et le discours que j’avais tantôt imaginé s’était peu à peu disloqué. Avec le peu de courage qu’il me restait, je repris enfin :

« Comme vous vous en doutez, je n’ai pas échappé à la règle. À quatorze ans, j’ai juré fidélité à un homme de trente ans mon aîné. Je ne l’aime pas, et ne l’ai jamais aimé. Il m’a toujours inspiré du dégoût et de la crainte, car je semblais la seule à voir dès notre première rencontre la part d’ombre qui obscurcissait son regard. Ses caresses sur ma peau étaient douleur, ses mots à mon oreille colère. Je ne dormais plus. Mon histoire est celle de milliers d’autres jeunes filles, peut-être ici-même, mais je n’arrive toujours pas à m’accoutumer à une telle violence. Alors un jour, j’ai riposté. Ma petite main frêle a frappé sa joue rugueuse, ne laissant en apparence qu’une petite marque rougeâtre mais heurtant plus profondément son ego. Cela m’a mise en confiance. À partir de ce jour-là, je suis devenue celle que je rêvais de devenir, une personne forte, à l’esprit effronté, provocateur, n’ayant pas peur de transgresser ces lois ridicules.

Dans l’ombre, j’ai continué à étudier. À travers mes romans, je m’imaginais une société affranchie de toute inégalité, où nous les Femmes pourrions être vos égales, Messieurs. J’ai peu à peu ébauché un discours, que je comptais lire sur une place publique. C’était un projet qui me tenait à cœur, et qui me permettait de survivre. Alors vous vous dites que oui, bien sûr qu’on veut ta tête, sale petite révolutionnaire ! Mais non, ma tête n’est pas menacée pour cela, car ce que je viens d’évoquer, personne n’était au courant. Alors ? Aurais-je conduit ? Fumé ? Bu de l’alcool ? Non, Messieurs, Mesdames, j’ai simplement osé écouter une musique qui disait « Les présidents sont des cons ». Je crois surtout que les présidents sont susceptibles. »

La foule s’était mise à hurler. Elle hurlait contre l’oppression, contre l’injustice, contre la guerre. Moi, la Presque-Morte, avec une ébauche de discours, je venais de déclencher une émeute sociale.

Louane PONÇOT

Elève de  2nde au lycée Cournot de Gray