Je suis née plusieurs fois… ça paraît incroyable, mais je suis née plusieurs fois ! 3 fois pour tout dire.
Parlons de la première : ce sera très court car je ne me souviens de rien. De rien ! Il paraît que c’était au Nigéria, mais je n’ai jamais pu savoir dans quelle ville ou village. De mes parents, non plus je ne me souviens pas. Je ne possède ni photos ni nom, car même mon nom, je ne le connais pas. Tout ce dont je me souviens c’est la faim, la misère, la rue où je dormais avec d’autres enfants et le travail que m’obligeait à faire la « grand-mère » qui nous ordonnait de fabriquer des briques de terre, tous les jours pendant des heures. Quel âge pouvais-je avoir ? Car même mon âge, je ne le connais pas. Je ne suis personne et je n’existe pas. Je pourrais mourir là au milieu de la rue, personne ne s’en inquiéterait, sauf peut-être la « grand-mère » qui perdrait une ouvrière. Personne ne m’a jamais prise dans ses bras, personne ne m’a jamais embrassée, personne ne m’a jamais aimée. A.I.M.E.E.
Et puis un jour, une femme est venue voir la « grand-mère » qui nous a fait nous aligner et la femme nous a inspectés. Comme du bétail, les bras, les dents, les cheveux, la taille et c’est moi qui ai été « choisie ». Je crois que c’est à cause de mes dents. J’ai de très belles dents qui viennent de repousser, j’ai peut-être 8 ans. La femme donne de l’argent à la « grand-mère » et m’emmène avec elle. J’ai très peur, va-t-elle me manger comme un animal ?
Mais elle m’emmène au marché et m’achète une robe et des chaussures. Je n’ai jamais rien porté de neuf de ma vie et je suis sidérée. Les chaussures me font mal aux pieds, je n’ai pas l’habitude. Elle m’emmène prendre des photos, c’est la première fois de ma vie, mais elle ne prend pas la peine de me les montrer et je ne sais toujours pas à quoi je ressemble.
Nous montons dans une voiture, c’est aussi une nouveauté pour moi et nous arrivons dans un hôtel. Dans une chambre, la femme m’ordonne de prendre une douche, autre nouveauté ! C’est effrayant, mais après je trouve très agréable de « sentir bon ».
La faim, la peur et cette femme indifférente, tout cela m’épuise et je m’endors sur la moquette de la chambre. Le lendemain, la femme m’apporte un peu de nourriture et me dit que nous partirons bientôt en avion pour un autre pays : La France F.R.A.N.C.E et que je m’appelle désormais Maryam Tutu et qu’elle est ma cousine. Ma cousine ! Quelqu’un de ma famille ! Les mots se bousculent dans ma tête, je voudrais lui demander où est ma famille et qui sont mes parents. Mais elle semble tellement froide que je n’ose pas lui poser de question. Plus tard, peut-être… Je reste dans cette chambre plusieurs jours, je ne sais plus combien, mais ma « cousine » me demande de faire le ménage et la lessive. Et puis, un jour, elle fait les bagages et nous partons prendre l’avion vers la France. Elle me dit de ne parler à personne et que tout se passera bien pour moi. Alors je me tais. Je me tais comme toujours… La peur me rend muette et obéissante ! Comme toujours. Je m’appelle désormais Maryam Tutu et je traverse les nuages pour aller dans un pays inconnu : La France !
Au cours des années qui ont suivi, je n’en verrai que le trajet qui nous a amenées à la maison de ma «cousine ». Nouvelle naissance, dans une nouvelle vie. V.I.E
La maison me semble une merveille, à moi qui n’ai connu que la misère. Mais un désordre règne dans toutes les pièces. La cuisine moderne est sale et encombrée. J’ai découvert très vite que je n’étais pas là en tant que membre de la famille mais comme femme de ménage, cuisinière, bonne à tout faire et que je serais maltraitée par tous les membres de la famille : cris, injures, coups, indifférence, selon chacun. Ma cousine et son mari travaillent tous les deux, ils ont deux enfants : Benjamin 5 ans et Alice 8 ans. Je dois désormais appeler ma cousine Madame et son mari Monsieur. Il y a aussi la grand-mère qu’il faut aussi appeler Madame. Quand je m’adresse à eux, je dois baisser les yeux. Je dors dans la buanderie, il y fait froid en hiver et trop chaud en été. Sous la surveillance constante de la grand-mère, je travaille toute la journée. Levée à 6 h, couchée à minuit. Je suis continuellement épuisée. Je ne sors jamais. Je n’ai droit de manger que les maigres restes et personne ne me témoigne la moindre considération. Même les enfants n’ont que du mépris pour moi. Le chat de la maison connaît un meilleur sort que moi. J’aimerais comme les enfants m’asseoir dans le canapé pour regarder la télévision. J’aimerais qu’on me prenne dans les bras. Cela paraît merveilleux, mais je n’ai pas le droit. Quand des amis viennent à la maison, je suis obligée de rester cachée dans la buanderie.
Quand la grand-mère va conduire ou rechercher les enfants à l’école, j’ose me glisser dans le salon et allumer la télévision et je découvre enfin le monde pendant quelques minutes.
Madame m’a dit que si je sortais, les policiers m’attraperaient et je finirais en prison. La peur, toujours la peur qui me paralyse.
Mais ce que je voudrais plus que tout c’est aller à l’école, pour apprendre comme Benjamin et Alice. Je ne sais ni lire ni écrire, même pas mon nom.
Tous les soirs, les parents aident les enfants qui font leurs devoirs et moi quand je peux j’écoute…
Quand Benjamin a eu six ans, il a commencé à apprendre à lire, alors au lieu de risquer des coups pour regarder la télévision, je suis allée voir ses cahiers et ses livres ! Et j’ai commencé à apprendre à lire et écrire, comme ça, toute seule, en secret. Je me souviens encore des premiers mots que j’ai appris : Papa, Maman, Maison, chat, manger, courir, chanter ! C.H.A.N.T.E.R
Ce fut le début de ma liberté. La connaissance, je le sentais, serait pour moi le chemin de la liberté !
Les années passaient pourtant, et ma vie était celle d’une esclave. Je le savais, mais la peur de la prison était ce qui m’enchaînait à cette vie. Je n’étais qu’une petite chose insignifiante et terrorisée dont personne ne se souciait et qui, comme dans ma petite enfance, aurait pu mourir, là, dans l’indifférence générale.
Pourtant, un jour, la grand-mère tomba malade. Elle mourut quelques semaines plus tard à l’hôpital et je dus rester seule désormais à la maison toute la journée.
Un jour de printemps, alors que je repassais, le fer à repasser prit feu et je fus contrainte d’appeler à l’aide dans la maison d’à côté. La voisine fut surprise de me voir car elle ne savait pas que j’habitais là. Elle appela les pompiers. Je dus rester chez elle le temps de l’intervention, c’est la première personne que je rencontrais et qui se montra très gentille avec moi. Alors, saisie par l’émotion des événements et la gentillesse de cette personne, je lui ai raconté toute mon histoire. Les pompiers qu’elle alerta appelèrent à leur tour la police… J’étais paniquée, je pensais qu’ils allaient me mettre en prison. Mais ils m’expliquèrent que ma « cousine » m’avait menti et que c’est elle qui irait en prison. Ils ont aussi appelé une dame d’une association qui s’occupe des personnes comme moi.
J’ai mis longtemps à croire que j’existais enfin. C’était ma troisième vie qui commençait. Je n’ai revu ma « cousine » qu’au procès qui l’a condamnée à 5 ans de prison pour esclavagisme. Des journalistes sont venus me parler. L’association m’a beaucoup aidée, en me permettant de vivre dans cette France que je ne connaissais pas. Je retournerai peut-être un jour au Nigéria, ce pays où je suis née et où je voudrais aider les enfants à ne pas devenir des esclaves.
J’ai pu choisir un nouveau nom et désormais je m’appelle Aimée car j’ai trouvé beaucoup d’amour auprès des gens qui m’ont aidée à renaître pour la troisième fois. Je suis allée à l’école et aujourd’hui je travaille dans une bibliothèque. Je suis ainsi au service, volontaire, enthousiaste et rémunéré, des livres qui m’ont permis de comprendre et d’aimer le monde qui m’entoure désormais. Je ne serai plus jamais la servante de personne car j’ai choisi comme nom Liberté. L.I.B.E.R.T.E !
Sophie PAGNOT
Elève de 1ère STMG au lycée Saint Jean de Besançon