Silence pourpre

Au centre de la pièce, un lit. Il semble avoir été posé négligemment ici, de biais. Il est le seul élément qui vienne briser le vide de l’espace. Encadrant la pièce de façon à renforcer l’atmosphère pesante des lieux, les murs à nu encerclent le spectateur. On peut noter chez certains une gêne subtile qui s’accroît au fil de la visite. Sur leurs visages durs, leur expression apparaît fermée et dans les yeux des jeunes la surprise fait place à l’incompréhension.

Aujourd’hui la prison de Tuol Sleng est un musée qui retrace les quatre années du génocide cambodgien, à Phnom Penh.

Dans cette salle, la tension est palpable, rien ne semble avoir bougé. La lumière grise et froide vient se jeter dans la pièce par l’unique fenêtre condamnée par des barreaux de métal. Contre le mur, un petit bureau d’écolier fait face au lit. Le sol est en damiers ocre et blancs. Un blanc sali et délavé qui tient plus du beige terreux, avec à certains endroits des taches dues à l’humidité des lieux. L’endroit est sordide. Un sentiment de malaise y réside.

*

ans ma petite cellule de briques, j’étais allongée sur le sol au côté de mon jeune frère Chum et de ma mère. Le sol était froid. Mon corps tordu de douleur. J’avais des crampes abominables, des bleus sur mes jambes pétrifiées. Sous mes ongles – qui par la suite allaient être arrachés par des tenailles – une crasse accumulée. Des callosités s’étaient formées entre la chair de mes orteils. J’avais la peau à même les os. Une peau rêche, dure et tendue sur des os fragiles que les coups répétés des geôliers venaient déformer. Mon visage était amaigri par la faim. Des cernes violacés creusaient mes joues. Des sillons traçaient le cheminement régulier des larmes. Mes cheveux avaient été coupés au carré dès mon entrée dans ce centre. Toutes les femmes arboraient ici la même coiffure.

A travers l’étroite lucarne carrée de la porte de bois, un garde nous intima l’ordre de sortir. J’en déduisis donc qu’il était quatre heures trente du matin. Le réveil se faisait à cette heure-ci.

Le gardien n’avait sans doute pas plus de quinze ans. Comme la majorité des gardes à Tuol Sleng. Son visage était dur et ferme, ses yeux vides passaient en revue notre piètre existence. D’un geste mécanique, il souleva ma mère sans peine pour la jeter en dehors de la geôle. Il s’introduisit dans la cellule, et en agrippant Chum par le col de sa chemise en cheviotte, trop large pour son corps frêle, posa ses yeux sur moi. Une lueur fébrile d’un appétit bestial anima son regard. Je sentis aisément que, de la même façon qu’il l’avait fait il y a une ou deux semaines, il avait l’intention de revenir violer mon âme et mon corps décharné. Un frisson parcourut mon dos en y songeant. Il poussa Chum aux côtés de ma mère et m’empoigna avec force pour me faire sortir. Je retins un haut-le-cœur, et  quand il s’adressa à moi, je fus contrainte de sentir son haleine fétide, de relents de cigarette et de rhum.

  • Interrogatoire dans une heure éructa-t-il de sa voix sourde de rogomme.

*

Au centre, le lit est en métal forgé. Ses lattes, de métal également, sont le support direct entre l’homme et le sommier. Les conditions sont faites pour avoir le moins de confort possible. Ici, le lit ne sert pas à dormir, c’est là que les détenus subissaient la torture si l’interrogatoire n’était pas concluant. Sur le lit repose une petite boîte militaire métallique dans laquelle les prisonniers faisaient leurs besoins. Ainsi que des instruments de torture qu’utilisaient les bourreaux.

Sur les murs d’une pièce attenante, demeurent des clichés photographiques en masse. Chaque victime porte une plaquette sur laquelle un nombre est indiqué. Leur immatriculation, non sans rappeler les camps de la mort, est leur nouvelle identité. Les victimes semblent être innombrables. Des tableaux entiers remplis de visage inconnus, aujourd’hui disparus se prolongent sans discontinuer sur de nombreuses salles identiques.

Sur des clichés en noir et blanc on peut apercevoir des prisonniers. Juste avant leur mort. Immortalisés à jamais par les gardes du camp, qui voyaient en ce procédé la preuve donnée à l’Etat que les résistants étaient liquidés.

*

Attachée au lit par des barres de fer, je fixais le plafond, refoulant les larmes qui venaient à mes yeux. L’interrogatoire avait commencé. Les murs semblaient imprégnés par l’odeur de mort et de sang des victimes précédentes. Sur le côté, assis à une petite table d’écolier, un tortionnaire m’accablait de questions.

  • Depuis quand faites-vous partie de la CIA ?
  • Je n’ai jamais fait partie de la CIA. Je répondais surprise, dans l’attente de ce qu’il pourrait m’arriver.
  • Je sais que vous faites partie d’un réseau de la CIA, lequel est-ce ?
  • Je ne fais pas partie de la CIA, je suis simplement institu….
  • Quelles sont les personnes pour qui vous travaillez ?
  • Je ne suis pas une espionne, je ne travaille pour personne
  • Qui sont vos complices ?
  • Je n’ai pas de complices, je suis là par malentendu.
  • Etes-vous partisane du Kampuchéa démocratique ?
  • Oui, bien évidemment comme tout citoyen respectable.

 

Alors que j’étais à bout de souffle, les questions s’enchaînaient rapidement.

L’homme se leva et se plaça près de moi. Dans ses mains osseuses, il tenait un fil électrique. Il me l’enfonça violemment dans le tympan. Je ressentis un choc dans l’oreille puis le vide se fit en moi. Il m’avait électrocutée et je m’étais alors évanouie.

Une douleur lancinante me réveilla soudain. Ma tête plongée dans de l’eau croupie, je me trouvais pendue à une potence dans la cour de la prison. Le sang me montait à la tête. Je sentais mes veines prêtes à exploser le long de ma nuque. Je luttais contre l’eau qui emplissait ma bouche et l’air qui me manquait. Deux hommes me relevèrent la tête et je fus détachée de la potence. Ma chute fut atténuée par l’aide d’un khmer rouge qui tenait mon corps tremblant. Une fois à terre, je respirais l’air par grande goulées, larmoyante sur le sol crasseux. Je désespérais de ma situation. L’eau sale dans mes narines gourdes me répugnait. J’en venais à envier la mort. Hérissé par mes sanglots incessants, celui qui avait amorti ma chute frappa avec force, de ses bottes, mes côtes endolories. Je perdis de nouveau conscience.

*

Le silence est pesant. Les spectateurs ne se regardent pas entre eux, ne se parlent pas. Leurs yeux se croisent rarement et quand c’est le cas on y lit de la gêne. Le moment est ironiquement très intime pour celui qui vient visiter les lieux. Les émotions sont personnelles et les partager rendrait la chose moins réelle. Les milliers de regards qui se posent sur chaque spectateur, se fixent sur eux ainsi, créent une sorte de connexion qui vient lier les victimes aux vivants.

Il est chose courante qu’à la fin de la visite, des larmes viennent rouler sur les joues d’une femme qui retrouve sur ces photos un frère perdu tristement. Ou alors d’un homme dont les souvenirs affluent à la vue d’une mère partie bien trop tôt. Les sentiments se bousculent dans le public, pour toujours finir avec l’éclat de la douleur, faisant poindre aux bords de leurs yeux les larmes du génocide.

*

Les cris résonnaient dans l’édifice. Et quand le silence gagnait enfin les lieux, les plaintes et les gémissements faisaient écho dans ma tête. Je ne cessais de voir et revoir dans mon esprit toutes les horreurs que j’avais vues défiler depuis que j’étais arrivée. La bise s’infiltrait dans notre cellule pour nous glacer les sangs. Ma bouche fermée tentait de noyer le bruit incessant de mes dents qui claquaient. Je sentais mon ventre se tordre de douleur sous la pression du froid contre ma peau. Mes côtes me lançaient, m’empêchaient de dormir. Des bleus violacés recouvraient ma peau, me faisaient souffrir à chaque mouvement. J’avais terriblement faim, j’avais dû manquer un repas étant donné que j’étais inconsciente lors de la ration de huit heures. Ration bien maigre, mais c’était toujours deux louches d’eau de cuisson de riz que l’on ne pouvait se permettre de refuser. Je restais à l’affût du moindre animal qui s’aventurait dans ma cellule. J’avais déjà réussi à attraper un cafard qui se coulait contre les briques. Je l’avais mangé. J’espérais en vain trouver un rat ou un lézard. Plus nourrissants.

La nuit était bien avancée. Le sommeil était difficilement trouvable. Je me mis à réfléchir aux raisons pour lesquelles je me trouvais là. C’était suite à l’opposition de mon père au régime des Khmers Rouges et son intention de faire exploser au grand jour la réalité sur le massacre de notre peuple que nous avions été incarcérés à Tuol Sleng. C’est à la suite de son article dénonçant ce régime communiste qu’il avait été exécuté.

*

A Tuol Sleng, environ dix-huit mille détenus.

A Tuol Sleng, seules sept victimes ont échappé à la mort.

*

Le dernier tirage exposé sur les murs du musée présente le corps d’une jeune fille. Elle fut retrouvée dans une fosse à Choeung Ek, à côté du centre de détention de Tuol Sleng. Son corps fraîchement déposé là ne présentait pas encore de signe de putréfaction. Du sang séché collait ses cheveux contre ses tempes. On pouvait voir sur son corps difforme à nu, des mutilations sévères. Sur ses avant-bras ses chairs avaient été lacérées, cause sans doute de son décès.