Oublié

Je regarde ce grand squelette de béton dont les ouvertures, béantes, sont livrées à la blancheur du soleil.
Mais de là où je suis aucun rayon ne m’atteint ou ne vient atténuer le froid glacial.
Tandis que l’un brûle dans le ciel, l’autre fait de même sur la peau de mon visage.

En tailleur sur le sol gris et sale, face aux ruines des immenses bâtiments de l’UDK, magnifiques et sinistres vestiges de la Grande Union.

Assis dans une rue noircie par le froid et les fumées d’usines, crachées dans leur dernier souffle il y a au moins trente ans. Laissant une ville fantôme, abandonnée sitôt construite, livrée aux vents d’Est au beau milieu du rien, du désert et de la neige.

À mon image.

Ma tête s’appuie sur mon épaule et roule doucement. Le camion. Il est là, vide. Gris lui aussi. Souillé par la pollution. Et par nos corps.
Il n’y a personne dans ce camion. Les autres sont bien plus loin.

Non, il est garé là car son rôle est rempli. Caché là. Laissé. Oublié.
Comme moi.

Je détends mes jambes et me lève, fais trois pas.
Je suis face au camion et passe mes doigts sur les battants ouverts. Une fine pellicule noire les recouvre à présent.
Mon regard cherche ses parois dans l’obscurité de la remorque.
Nous étions là.
Je suis là. Ils n’y sont plus.

J’étais là.
Avec eux. Parmi nous.
Les mots se déchaînent dans ma tête, comme une rumeur étouffée.
Je refais trois pas, tremble me retient au mur et glisse jusqu’au sol, recroquevillé.

Pourquoi ?
Pourquoi. Pourquoi.
Pourquoi moi ? Deux fois.
De
La première. Celle où j’entre dans ce camion, moins comme un homme que comme un animal.
Traqué. Pour une religion, ou finalement un prétexte.
Ma haine ils l’ont eu. Je n’ai rien pu faire contre la leur.

La seconde. Celle où dissimulé dans l’obscurité j’échappe à la vigilance. Laissant ces autres, ces hommes, ces moi, descendre sous la pression du fusil.
Le vacarme et mon silence. Caché je reste là, les portes se referment sur ceux qui étaient nous.
Et aucun impact, aucun sifflement ne vient traverser ma tête. Je ne m’écroule pas dans un son mât.
Ma vie est plus silencieuse alors que leur mort.

Puis le moteur rugit. Le plancher vibre. Chaque bruit résonne jusque dans mes os. Ce n’est plus moi mais le monde qui m’anime, tel un pantin.
Je ne pense plus, je ne ressens plus.
Un grand fracas retentit de nouveau. Le crissement des roues sur le béton. L’acier qui frappe contre l’acier.
Et puis plus rien.

Et je sens alors le froid contre ma cuisse. Et je distingue le bruit de ma respiration. La douleur qui naît de mes muscles figés. Le battement du sang contre ma tempe.

Mon corps se déplie alors lentement et rampant je viens pousser les portes du camion.

Et elles s’ouvrent d’un coup d’épaule. Et la lumière me frappe, aveuglante.
C’est là que je sors et me laisse tomber contre ce mur.
Lui aussi je le ressens, et me presse contre lui de toutes mes forces jusqu’à en avoir mal.

Puis je redresse la tête, regarde l’immeuble vide qui me fait face. La lumière revient.
Une larme coule sur ma joue.

Me revoilà maintenant. Comme à cet instant.
Et tout tourne encore en boucle dans ma tête. Je tourne en rond. Le mur, l’immeuble vide, la lumière, le camion. Moi.

Pourquoi ai-je survécu ? Que dois-je faire ?

Me lever. Courir. Sortir de ce cercle. M’éloigner de ce camion.
M’éloigner de la seule chose qui me relie encore avec eux ? Briser le lien. Rompre ce dernier fil.

Je ne suis pas mort. Je suis vivant. J’existe. J’existe.

Je lève la tête. J’ouvre les yeux. Je vois le ciel. Le bout de la rue. Une poubelle renversée. Un lambeau d’affiche. Écrite en cyrillique.

L’UDK, la base de cette vie, la nôtre, la mienne. Ma vie.

Des peuples unis de force. Comme autant de greniers à blé de l’Empire. Des frontières tracées autour d’une partie de poker. Des frontières imposées.

Nous nous sommes retrouvés à devoir légitimer nos terres. Ils ont rogné sur les nôtres. Nous avons pris les leurs.

Mais aujourd’hui il n’est plus question de pierre, de terre et d’eau.
Ce qui a été pris ce sont des cris, du sang. Des vies.

Des jeunes de chez nous avaient forcé un entrepôt pour y voler de la viande.
En représailles l’armée a fait exécuter quinze hommes du même âge. Et les a laissé au milieu de la neige, loin de leur famille et de ce qu’ils ont connus.
Je ne gise pas, comme eux, rouge sur blanc, entre les plaines et la montagne.

Sans jamais avoir connu la paix.

Debout sur mes pieds je marche. Avant de me raviser. Je cours. Je cours comme nous aurions dû faire pour les semer. Plutôt que de nous laisser prendre. Je cours pour quinze dans cette rue déserte.

La rue se termine alors. Ouvre sur une place ronde.

Mon sang pulse, ma respiration se calme.

J’avance doucement.
J’avance jusqu’au centre de cette place immense. Entouré de ces carcasses d’immeubles. Vides. Majestueuses.

Mon pied heurte un morceau de bois.
D’un coup de talon je le brise. En récupère deux bouts égaux.

Une plaque en fer marque le centre exact de la place. Je m’accroupie alors, et d’une petite pierre parmi toutes celles qui jonchent le sol, je viens gratter le métal. Trois lettres y sont déjà gravées.

UDK.

J’entrecroise alors mes deux bâtons. Une simple croix posée sur cette plaque.

Je me relève et quitte cette croix, cette place, cette ville. Mais avant je lève une dernière fois les yeux sur ces immeubles, baignés de lumière, qui m’entourent.

Et j’en compte quinze.