Le stylo de ma liberté

Jeudi 25 mai 2017

C’est le jour où mon gardien  m’a donné un journal, donc je  choisis cette date comme repère, car dans le noir depuis si longtemps, je ne sais plus quel jour on est,   ni qui je suis…

Au bout de tant d’années j’ai réussi à obtenir un BIC , je l’ai tellement demandé, il faut que j’écrive,  je vais pouvoir écrire sur ce journal

Par où commencer ?

Quel jour était-ce ? Je me rappelle juste que c’était un jeudi, il n’y avait pas école et les rues étaient bondées d’enfants qui surgissaient de partout, ils voulaient suivre leur mère,  dans cette manifestation.

Elles étaient venues nombreuses à Kinshasa, de tous les coins du Congo, des kilomètres de marche pour certaines, des heures de bus pour d’autres mais elles étaient bien là, avec des pancartes qu’elles avaient du préparer pendant des nuits, j’ étais venu ici pour vérifier que c’était bien réel, les femmes ne parlaient que de ça entre elles, mais je n’y croyais pas trop, les manifestations ne sont pas fréquentes dans notre pays, alors une manifestation de femmes …

Elles se dirigèrent vers le palais présidentiel, elles n’avaient vraiment pas peur, plus elles avançaient plus la police devenait agressive, certains policiers brandissaient même des matraques, mais elles continuaient d’avancer avec détermination, je les regardais avec stupéfaction et admiration, je tenais l’idée de mon prochain papier, j’allais écrire ce courage, cette force qui semblaient indomptables.

Sur les pancartes les mêmes revendications : STOP aux violences ! C’est vrai qu’elles en subissent des violences : viols, massacres, mutilation par les rebelles…Je voulais tenter  de me glisser dans cette foule pour prendre des photos.

Soudain, des cris retentirent derrière moi, je m’approchai,et là,  le drame, un policier était en train de tabasser une femme, je me précipitai  je saisis rapidement la matraque du policier et  la jetai à terre, et…

 

  • BIC ? je ne t’entends plus, tu fais quoi dans ce noir ?

Rien ,  le silence…

  • J’écris…Mon histoire
  • Mange ! de toute façon il va faire nuit , tu ne verras plus rien !

Il est gentil mon gardien, nous avons appris à nous connaître depuis le temps que je suis là, il me glisse  un plateau sur lequel il y a, invariablement, de l’eau et une assiette  de foufou.

 

Vendredi 26 mai 2017

Je me réveille  avec le soleil, il faut que je continue à écrire car je ne sais pas pour combien de temps je vais rester là, il paraît que des journalistes  disparaissent, on ne les revoit jamais.

J’essayais de réagir, j’avais mal partout, je regardai autour de moi,  j’étais entre quatre murs ,  j’avais du mal à réaliser, je ne savais pas où j’étais, ni depuis combien de temps, je ne me rappelais pas  pourquoi j’étais ici.

J’entendis quelqu’un qui passait,  j’appelai, de plus en plus fort..Rien…

Je tentai de me lever, et de marcher un peu, mais dans ce peu d’espace, mes pas étaient limités, il n’y avait pas de fenêtre, à peine un petit trou qui laissait passer un rayon de lumière, le sol  et les murs étaient sales, ma tête tournait, je manquai de m’évanouir, j’avais mal au ventre, comme si je n’avais pas mangé depuis plusieurs jours.

J’observai cette pièce, ni chaise, ni latrines, une simple couverture par terre… Était-ce réel ? J’eus peur, je criai, c’était un cauchemar. Un gardien arriva en me disant de me calmer, sinon ils recommenceraient à me battre. À ce moment-là, je réalisai que j’étais bien un détenu ! En PRISON !

Je me posai des questions, les heures défilaient, de vagues mots revenaient : journaliste, manifestation,femme,agression. .
Mais je n’arrivais toujours pas à comprendre pourquoi j’étais là.

J’attendis un jour ou deux, avant de pouvoir manger et boire,  et juste de l’eau et  du pain.

Chaque fois que le gardien venait ,  je l’assaillais de questions :

  • Pourquoi étais-je ici ? Depuis combien de temps ? Quand allait-on me libérer ?

Mais jamais de réponses, je crus devenir fou .

 

  • BIC ? Ça va ? Elle avance ton histoire ? Je pourrai la lire ?

Mon gardien passe  souvent me voir, j’esquisse un sourire ,  ce gardien n’est pas comme les autres, alors peut être que je lui ferai lire cette histoire, si je m’en sors !

J’avais perdu la notion du temps, le gardien  se mit à me parler un peu dès qu’il m’apportait le repas, je crois qu’il m’a pris en pitié, c’est par lui que j’appris les raisons de mon enfermement, il me raconta qu’au début, j’avais pas mal résisté, ils durent me frapper pour me calmer .

Je ne voyais personne d’autre, et c’était insupportable pour moi qui avait l’habitude de côtoyer beaucoup de monde, je n’entendais rien non plus, juste quelques cris parfois, je devais être isolé dans cette prison, je n’osais pas imaginer que c’était pour qu’on m’oublie, cette idée me fit frissonner et pour la première fois, la colère céda la place au chagrin, je me mis à pleurer de désespoir…

Des pas… une voix, mais ce n’est pas celle de mon gardien, zut, pourquoi ce n’est pas lui qui m’apporte à manger ce soir, d’instinct je cache mon BIC et le journal .

  • Tiens ! Mange !

Ce gardien me glisse le repas sans  un mot

– Où est mon gardien ?

Pour toute réponse, je n’ai droit qu’à un coup dans le ventre, je m’écroule et je me garde bien de protester, je reste à terre tant qu’il est là

– ne pose pas de questions, tu vivras pas longtemps sinon !

Ce n’est pas possible, mon gardien est  mon unique chance pour me sortir de cet enfer, mon cœur s’affole, je ne trouve pas l’appétit.

 

Samedi  27 mai 2017

Je n’ai rien dormi de la nuit, je suis inquiet, il faut que mon gardien revienne, je trouve le courage de reprendre mon récit, il le faut, on ne sait jamais…

  • Peux-tu m’apporter un BIC s’il te plaît ? Un BIC
  • .. je ne peux pas, je n’ai pas le droit

Mon gardien semblait très ennuyé, je voyais bien qu’il voulait me faire plaisir, mais il ne le pouvait pas, par peur certainement..

  • j’ai une famille à nourrir..
  • Un BIC… s’il te plaît…. et du papier…

Il partit en refermant la porte violemment .

A partir de ce jour, je lui réclamai mon BIC , inlassablement, tous les jours, un BIC…

Je n’arrive pas à écrire aujourd’hui, je suis trop préoccupé, j’ai peur qu’il ne soit arrivé quelque chose à mon gardien, et puis j’ai peur aussi pour moi, car c’est déjà arrivé, et chaque fois  les autres gardiens s’acharnent sur moi, je suis souvent couvert de bleus,  je sursaute au moindre bruit. Je sens une angoisse qui monte en moi .

Dimanche  4 juin 2017

 

Toujours pas de nouvelles !Qu’est-il arrivé à mon gardien, je n’ose  demander, il faut que je reste en vie, pas le cœur à écrire.

Dimanche 11 juin 2017

 

J’ai dormi  tard, je le sais car le rayon qui filtre est  plus intense, il caresse ma joue alors que d’habitude il rase le sol, et puis j’aperçois mon plateau de repas, ça fait longtemps que je n’ai pas écrit, et ça fait trois jours que je n’ai pas d’appétit alors je pense qu’il faut que je mange sinon je vais perdre mes forces, je me lève et attrape mon assiette, ça me rappelle un moment identique il y a ….je ne sais pas vraiment, des mois ? Mon gardien s’était absenté quelques jours pour un enterrement …

 

Mon gardien revint un soir, tard, je dormais déjà, on avait « oublié » de me donner à manger depuis  son absence ,  il m’avait glissé mon plateau mais je ne l’entendis pas, ce n’est qu’au matin que je m’en rendis compte, je le pris car j’avais faim,  je pris l’assiette, dessous, il y avait un journal plié, je le saisis rapidement, mon cœur battait très fort, le seul contact avec la réalité depuis des semaines, des années, je le dépliai en toute hâte et tout à coup j’aperçus … un BIC qui tomba, j’étais tout excité, heureux, durant quelques instants je crus revivre. J’oubliai de lire le journal, je voulais juste écrire dessus, comme je n’avais pas de papier, je me mis à  écrire  dessus, écrire, écrire, j’avais peur de ne plus avoir d’encre, et je savais que mon gardien ne pourrait pas me ramener d’autres BIC, il avait déjà pris d’énormes risques, alors je pris soin de ce précieux outil, l’outil de ma liberté, peut être ….

À partir de ce moment, le gardien vint chaque jour pour qu’on échange, on avait vraiment sympathisé, il m’apporta même un jour un café, ça faisait si longtemps, j’en avais oublié la saveur.  Il me surnommait  BIC, ça l’amusait !

 

 

Mardi 20 juin 2017

 

Je ne peux plus écrire, mon journal a disparu pendant la nuit, quelqu’un l’a pris et ça m’angoisse terriblement. Je tourne en rond , certain que ça va être la fin pour moi, je vais disparaître comme les autres.

Je ne sais pas exactement depuis combien de temps je suis enfermé, des années,certainement, sept ou huit ans ? J’ai perdu tout repère, le seul que j’ai, c’est ce journal que mon gardien m’avait apporté, mais je ne suis même plus certain de la date, tout ça pour avoir empêché  un policier de battre une femme…

 

Soudain j’entends du bruit, plusieurs personnes se dirigent vers ma cellule, ce n’est pas mon gardien qui ouvre la porte mais des gens que je ne connais pas, ils me disent de sortir rapidement et de ne pas poser de questions, je les suis, je n’ai pas le choix, nous marchons hâtivement, ils me tiennent par les bras, nous sortons, la lumière du jour m’aveugle, la lumière du soleil, je songe à cet instant que  c’est grâce à un tout petit rayon du soleil  qui filtrait que j’ai pu écrire, mais je n’ai plus le temps pour les souvenirs, on me pousse vers une voiture au logo d’Amnesty International, enfin, je suis soulagé, je comprends que je suis sauvé, que quelqu’un les a avertis de mon calvaire, mon gardien ?

Avant de monter dans la voiture je me retourne, je l’aperçois , il sourit en s’approchant de moi :

 

  • Tiens, tu as oublié ça …

 

Il me tend un BIC, mon BIC, ma liberté.